Anne DEGUELLE

Née en France en 1943 – Vit en France

C’est d’abord un regard, comme une transparence voilée, presque fumée. Comme une vision d’automne à travers les chaumes brûlées des plaines d’Europe Centrale. C’est la première impression, le premier coup d’œil furtif au petit matin à travers la fenêtre de l’Orient-Express.
Dans cette série de photographies, Anne Deguelle trouve le parfait équilibre entre l’instant de vie, la photographie comme témoignage et la profondeur mise en abîme de l’évanescente âme slave, résurgence âcre d’une souffrance millénaire. Elle met en évidence, au travers d’une lumière vaporeuse, la force d’un regard empli de la lucidité passive et velléitaire, personnage essentiel de la littérature russe. Et puis bien sûr on ressent dans l’intemporalité de certains lieux si marqués par l’Histoire à l’instar de ces escaliers d’Odessa, comme un hommage obligé aux marins de Potemkine.
Le voyage d’Anne Deguelle, jusqu’aux confins de cette Europe historique, peut être considéré comme un parcours initiatique, qui se terminerait en s’ouvrant sur l’Orient, passage obligé et source d’inspiration des écrivains voyageurs du 19ème siècle, de Nerval à Chateaubriand. Nous sommes à la croisée des chemins, dans un lieu que l’on ne peut vivre indifféremment. Ici commence l’Asie. Et Odessa, fondée par les français en 1794, est un des berceaux de cette quête d’identité typiquement slave qui vit au 19ème siècle se déchirer les slavophiles et les occidentalistes, partagés entre des racines indissociables d’un côté, l’espace immense tourné vers l’Asie de l’autre, et le raffinement de la cour, où l’usage du français marquait une volonté délibérée de se rattacher, sur le plan culturel, à l’Occident.
La thématique d’Anne Deguelle, dans cette série de quatorze pièces, n’est certes pas innocente. Et si l’on veut trouver un lien entre les escaliers d’Odessa, les intérieurs russes, et l’étal du boucher, c’est dans la violence de la lumière, pourtant diaphane, et le contraste avec les zones d’ombres, où le noir est presque gris. L’équilibre de ces gris harmoniques touche au plus juste et de façon sobre l’esthétique de la lumière russe ou plus exactement soviétique.
Celui qui aura pu à loisir arpenter les rues de n’importe quelle capitale de l’Est, avant l’arrivée bigarrée des néons et des fastes du libéralisme sauvage, a dû ressentir cette impression bizarre de lumière sombre, cette vapeur urbaine, cette grisaille uniforme et normalisée, qui déposait un voile de poussière et d’oubli sur la richesse historique et architecturale de toutes ces villes. C’était le temps où Prague et Saint-Pétersbourg n’étaient plus que des silhouettes.

Laurent Rohr