Jean-Pierre BERTRAND
Né en France en 1937 – Vit en France
D’abord cinéaste, Jean-Pierre Bertrand est entre autres choses l’auteur de films qui évoquent des évènements minuscules (jeux de dés, de bulles…). Il n’a pas cessé, depuis, d’impressionner des supports divers, de la vidéo au papier et à la photo. En 1974, il présente « Les 54 jours de Robinson Crusoë » dans le cadre de l’exposition « Pour mémoire » du Musée d’Art Contemporain de Bordeaux. C’est une installation orchestrée par la notion de temps, sur les rapports entre la totalité et le fragmentaire, où l’aspect littéraire est conjugué à la photographie. Dans les travaux postérieurs, le référent littéraire disparaît, mais il reste sous-jacent tant la thématique peu à peu mise en place y fait appel de façon profonde.
Souvent perçue comme ésotérique, son œuvre présente certains caractères obsessionnels, telle la présence du citron, du sel, de la boîte ou encore des nombres 9 et 54 (dans la tradition hébraïque, le 54 désigne la notion d’image et d’alliance). De façon moins récurrente, Jean-Pierre Bertrand recourt parfois aussi à la fraise et au miel ; le choix de ces éléments naturels situe l’œuvre virtuellement au carrefour de la vue, du toucher, du goût et de l’odorat et infléchit sa lecture dans le domaine de la sensibilité primordiale. Le sel et le citron, au-delà d’une connotation symbolique qui semble presque oubliée, sont des réactifs chimiques, source d’énergie et de transformation ; les phénomènes de temporalité et d’interpénétration qui en découlent installent l’œuvre entre la permanence et l’évolution de ses éléments. C’est exactement le processus « à l’œuvre » depuis 1980 dans l’installation « le sel et les deux citrons » : le sel contenu dans 54 boîtes de fer les corrode un peu plus à chaque instant, tandis que le papier imprégné de jus de citron se rétracte et se brunit lentement.
Dans les œuvres présentées en 1987 au Centre Pompidou, la dimension picturale est particulièrement mise en valeur ; l’espace réservé entre les différents panneaux est calculé de façon à compléter la répartition des couleurs de chacun d’entre eux et à créer une rythmique codée, essentiellement perceptible de manière sensitive. Ainsi une part essentielle de l’œuvre se joue-t-elle dans le décalage instauré entre les éléments qu’elle associe. D’abord signifiante de sa propre existence, l’œuvre est ici le produit de l’ensemble des liens établis en elle-même : le papier, les couleurs, le cadre, la vitre, … mais aussi entre elle et l’extérieur : le mur, le reflet d’un spectateur… Refusant toute détermination des rapports exacts entre réel et symbolique, cette œuvre empêche toute interprétation globale et la perception n’en est pas plus symétrique que séquentielle ou fragmentaire.
Plaque Bleue, 1985
Par sa couleur principale, cette plaque est atypique de l’œuvre de Bertrand, même si par ailleurs le cadre métallique et l’évidence brutale du plexiglas sont communs aux diptyques qu’il conçoit à la même période. Constituée d’un panneau unique, alors que de nombreuses œuvres de cette série sont constituées de plusieurs panneaux associés, celle-ci n’en est pas moins autonome, puisque chaque panneau est envisagé par l’artiste comme une partie de l’ensemble de son œuvre et vaut pour lui-même. Il y a ici une tentation formaliste que l’on ressent à travers la stricte monochromie du fond bleu, la sévérité, la rigueur de la présentation et le positionnement régulier des points jaunes. Mais par un jeu de renvoi, de contre-balancement, le raffinement des surfaces et leur apparente fragilité que suggèrent quelques accidents sont de l’ordre de la sensation, du tactile. Quant au parcours irrégulier et fragile des couleurs jaunes, il suggère l’expérimentation mise en œuvre sans la désigner, et introduit de manière significative une dimension aléatoire. Confronté à un cadre rigoureux et à une démarche mêlant le fini à l’infini, le regard s’absorbe pour devenir pensée et tenter de rendre compte des perspectives qui se juxtaposent dans l’œuvre.
Sans titre (ensemble de volumes syntagmatiques), 1992
« Ce qu’il y a de plus humain, remarque Borges, c’est-à-dire de moins minéral, végétal, animal ou même angélique, c’est la grammaire… »
Cette formule citée par René Denizot situe bien ce qu’il nomme « l’espacement du corps dans le temps ». Elle explicite de façon générique la série des volumes syntagmatiques réalisés par l’artiste au cours des années 1990 et à laquelle appartient l’œuvre consacrée dans les collections du FRAC Auvergne. Composée de dix éléments dont six sont faits d’acrylique miel sombre et quatre de citron et de sel, elle appartient à cette catégorie de travaux encadrés d’une cornière métallique qui jouent « sur une affirmation de l’inébranlable et de l’immuable » (B. Parent). Le recours au bleu profond, atypique chez Bertrand, offre au regard une résistance que contredit la transparence des éléments jaunes. C’est justement au jeu entre de tels écarts – entre traversée et retenue, entre surface et profondeur, entre plein et vide – qu’une œuvre comme celle-ci nous invite. Tout est toujours orchestré chez Jean-Pierre Bertrand pour que l’œuvre y trouve lieu « alors que l’œil se dédouble à l’infini des lectures, des mémoires, des méprises et des images », comme l’a noté justement Denys Zacharopoulos. Quelque chose y est d’une attente, d’une suspension et d’un lent processus de transformation. Subtile alchimie entre matière et esprit.