Etienne BOSSUT

Né en France en 1946 – Vit en France

« La couleur est dans la masse, je n’effectue pas un travail de peintre mais j’utilise un matériau qui est en fait proche de la peinture. Ma couleur n’est pas à proprement parler de la peinture, mais un pigment synthétique dispersé dans la résine. Ce pigment n’a pas besoin de support, il prend forme, il est physique ». Ainsi Etienne Bossut définit-il les liens étroits qui unissent son travail sculptural au domaine pictural. Depuis plus de vingt ans, il utilise des objets usuels (pots, bassines, chaises…) ou ayant valeur d’objets de design (meubles, carrosserie de voiture) comme matrices destinées à être le modèle de moulages en résine teintée. Les objets manufacturés sont reproduits à l’identique, à l’échelle 1 et se transfigurent, par leurs dispositions, leurs regroupements, leur exposition, en objets sculpturaux étonnants et dont l’impact pictural est indéniable.
Le Grand Laocoon est une œuvre employant, comme module sculptural ou architectural de départ, un moulage en résine polyester du fauteuil Orgone créé en 1993 par le designer Marc Newson. Le choix de ce fauteuil design particulier et la relation de ce meuble avec le résultat obtenu par Etienne Bossut sont déjà un élément marquant dans la manière d’appréhender cette œuvre.

Si Orgone est un objet de design aux lignes fluides et futuristes, ce nom trouve son origine – croustillante – dans les travaux menés dans les années 30 par le psychanalyste Wilhelm Reich (contemporain et adversaire de Sigmund Freud) sur l’énergie cosmique « primordiale », invisible et omniprésente, constituant le fondement même de l’existence, accessoirement libérée au moment de l’orgasme, qu’il nomme justement « orgone » (!!!). Selon Reich, seule l’orgone pourra délivrer l’Homme de l’angoisse et le mener au bonheur… Son principal outil thérapeutique, il le fabrique de ses propres mains : c’est l’accumulateur d’orgone. Il s’agit d’une boîte de la taille d’une cabine téléphonique, dont les parois se composent en couches alternées de métal et de matériaux organiques. L’utilisateur s’assoit à l’intérieur de la boîte, de façon à absorber l’orgone qui s’accumule comme la chaleur dans une serre. L’orgone concentrée est présumée guérir des maladies aussi différentes que le cancer, l’impuissance et l’ensemble des troubles liés au refoulement sexuel. Il existe également des modèles de taille plus réduite, telle que la couverture à orgone et l’entonnoir à orgone qui est utilisé pour diriger la précieuse énergie vers des points particuliers du corps humain ou encore le canon à orgone avec lequel Reich tente d’abattre… des soucoupes volantes. La CIA s’intéressera à ses recherches, ira même jusqu’à conclure un contrat avec Reich, avant de s’apercevoir de la charlatanerie des résultats obtenus. Reich finira par être condamné à deux ans de prison, où il mourra d’une embolie pulmonaire.
Revenons à Etienne Bossut, après cette anecdote, certes un peu éloignée de notre sujet, mais tellement savoureuse. Le Grand Laocoon – il se nomme « grand » car le FRAC Ile-de-France en possède un autre, plus petit – est le résultat d’un empilement de 39 moulages de chaises Orgone noires, vertes, rouges, bleues et jaunes formant une double spirale, un double looping. A l’image du nom de la chaise utilisée, l’emploi du terme Laocoon n’est pas anodin et renvoie à au moins trois sources.

– Laocoon est un héros mythologique qui, entre autres, conseilla en vain aux Troyens de ne pas introduire dans leur ville le fameux cheval. Il fut puni de son intervention par les dieux Grecs : alors qu’il se trouvait au bord de la mer avec ses fils pour offrir un sacrifice aux dieux, il fut saisi avec eux par deux énormes serpents de mer et mourut étouffé. La scène a été maintes fois représentée par les artistes de toutes époques, à l’instar de la célèbre sculpture conservée au palais du Vatican, exécutée par les trois sculpteurs Agésaudre, Polydore et Athénodore et partiellement restaurée par Michel-Ange.

– En 1776, le philosophe allemand Lessing publie un ouvrage déterminant intitulé Laocoon dans lequel il s’attache à différencier les arts entre eux et, plus particulièrement, la peinture de la poésie jusqu’alors considérées comme similaires dans leurs fondements.

– Plus tard, en 1940, le philosophe américain Clement Greenberg publie un article essentiel dans Partisan Review intitulé « Vers un nouveau Laocoon », texte majeur pour l’histoire de l’art du XXème siècle qui prône un art spécifiquement lié à son médium (c’est-à-dire une peinture se préoccupant de problématiques de peinture, sans débordement sur d’autres domaines comme la littérature ou la musique, par exemple).

L’œuvre d’Etienne Bossut prend en compte ces différents éléments, de l’histoire du mot Orgone au détournement d’un fauteuil design, en passant par la sculpture antique du Vatican, les écrits de Lessing et ceux de Greenberg. La double spirale du Grand Laocoon est alors tout autant une machine absurde à l’intérieur de laquelle on imagine (on imagine seulement !) le spectateur se lovant pour capter l’orgone ambiante, que le détournement d’un objet de design par un plasticien effectuant un croc-en-jambe aux théories puristes de Lessing et de Greenberg tout en donnant à son œuvre une silhouette proche de la sculpture antique du Vatican. Le Grand Laocoon est donc une double spirale effectuant une double spirale du sens, jouant tout autant du registre historique et de références très précises que d’une légèreté de ton.

Jean-Charles Vergne