François BOUILLON

Né en France en 1944 – Vit en France

François Bouillon a toujours utilisé dans ses œuvres des objets modifiés qui, additionnés à des éléments sculpturaux, forment la plupart du temps des œuvres où le langage joue un rôle essentiel. C’est d’une véritable poétique de l’objet dont il s’agit et François Bouillon use de tous les stratagèmes possibles pour renvoyer au spectateur de ses œuvres une sensation variant de l’énigmatique à l’humoristique. La Vénus ricane se compose de deux éléments. Le premier est constitué d’un moulage en bronze d’un tronc d’arbre débité par le frère de l’artiste en Corrèze. De cette forme naturelle est née la Vénus : le végétal, par sa forme évocatrice (un corps féminin), évoque la déesse de l’amour à peine visible, symboliquement cachée dans un tronc portant une veine de bois en son sein. Le second élément est une canne recouverte de riz suspendue au mur. Si le riz possède sa symbolique propre (le mariage, la fertilité, l’abondance), la canne reste plus énigmatique. Objet de contact, d’appui pour le corps vieillissant ou blessé, elle sert de réceptacle aux grains de riz, agglutinés sur elle comme des abeilles sur les alvéoles d’une ruche. L’ensemble forme un rébus. La veine nue (du tronc) riz canne devient la Vénus ricane et ouvre alors l’immense champ mythologique et littéraire du thème de l’amour, de ses victoires et de ses défaites, de ses destinées improbables et souvent ironiques.

L’installation beau est constituée de onze séquences et s’annonce immédiatement sous l’aspect très ludique d’un rébus reconstituant la phrase « la peinture à l’huile c’est bien plus difficile mais c’est bien plus beau que la peinture à l’eau ». Jouant sur les codes homophoniques du rébus, François Bouillon dissèque cette phrase pour explorer à chaque séquence un thème relatif à l’histoire de l’art ou à la notion de beauté.
Le premier élément est une assiette de porcelaine sur laquelle est gravé le lièvre peint par Albrecht Dürer en 1502. François Bouillon évoque ici la pratique du dessin et de la gravure tout en renvoyant au réalisme naturaliste, au décoratif, au kitsch, à la reproduction lucrative de l’art et à l’œuvre d’art comme maillon du grand rébus de l’histoire.
La deuxième séquence (« tue rat ») engage le spectateur dans un domaine plus énigmatique, intimement lié à la symbolique personnelle de François Bouillon. Une plaque de Plexiglas, sur laquelle sont peintes deux pointes coniques, est appuyée contre le mur. A sa base, sous une des pointes, une photographie posée au sol représente un rat mort. La première hypothèse pourrait établir une référence directe à Joseph Beuys, et plus particulièrement à son action Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort (Galerie Schlema, Düsseldorf, 26 novembre 1965). En effet, si François Bouillon donne à son assiette de porcelaine le nom de lapin, c’est bien d’un lièvre dont il s’agit dans l’œuvre de Dürer ; et du lièvre au rat mort, il n’y a qu’un pas pour obtenir, par association d’idées, le fameux lièvre mort de Beuys. La seconde hypothèse, consiste à rapprocher ce Plexiglas du Grand Verre de Marcel Duchamp, rappelant ainsi la fonction du tableau comme fenêtre. Ainsi, François Bouillon, à la suite de Marcel Duchamp, réaffirme la possibilité d’une lecture iconographique pour en terminer avec un art purement rétinien. Cette hypothèse peut trouver une confirmation dans les deux pointes coniques, assimilables à deux « i-cônes ». De plus, les deux pointes forment les deux branches d’un Y, qui est l’un des symboles de prédilection de François Bouillon, et qui renvoie à une autre œuvre de l’artiste, datée de 1990, intitulée « Y-cônes ». Dès lors, l’Y-cône ou l’i-cône renvoie à l’image posée au sol et l’icône – religieuse – tue le rat, porteur de peste !
La troisième séquence est un bocal rempli d’huile, posée sur un socle. Dans le bocal, un œuf tronqué porte l’inscription LE. Au-delà d’une réflexion sur les notions de sculpture et de socle, il faut percevoir cet élément comme un rébus de plus. L’huile donne, par homophonie, « lui le » ou « l’huile-œufs », indiquant simultanément la luisance du matériau utilisé et la décomposition de toute création picturale : la peinture à l’huile fait éclore le tableau (perçu ici comme un œuf en gestation) et permet sa médiation vers le spectateur (le LE du spectateur opposé au ME de l’artiste). Enfin, la présence conjointe d’un œuf et d’huile est une référence implicite aux deux grandes techniques de peinture, peinture à l’œuf et peinture à l’huile.
Quatrième partie : un billet de banque plié puis sérigraphié (donc reproductible à l’infini), agrandi sur plaque d’aluminium. Cette séquence signifie « c’est bien plus » dans le rébus conçu par François Bouillon. En effet, c’est bien plus qu’un billet de banque, par la valeur réelle de l’œuvre mais aussi par l’introduction de la notion économique relative à l’échange marchand des œuvres d’art. Cela n’est pas sans évoquer certaines positions d’Andy Warhol affirmant, d’une part, la possibilité du multiple en peinture, et, d’autre part, l’omniprésence de la logique économique dans l’art. Par ailleurs, François Bouillon brouille les pistes en laissant apparaître lettres et chiffres sur le billet de banque. Si l’on additionne les chiffres du haut (6 + 6 + 8 + 8 + 7 + 7), on obtient 42 qui est la moitié du chiffre inscrit en bas… De même, les trois points du haut peuvent renvoyer aux trois branches du Y du bas… Quelle que soit la validité de cette tentative de décryptage, une chose est sûre : ce billet, « c’est bien plus » qu’un simple billet !
La série suivante propose dix fois la lettre « phi » surmontée d’un cil, ce qui donne « dix phi-ciles » ou « difficile ». Les phi sont fardés de faux cils (de fossiles ?) et créent, par leur maquillage, l’illusion d’un langage, de la même manière que l’œuvre d’art, par l’illusion, le fard, le simulacre, crée du sens.
La sixième séquence montre un homme d’église effectuant le geste eucharistique de l’hostie, de la communion des fidèles autour du corps du Christ. Ici, le rapport au corps dans l’art – sacré ou profane – est clairement affirmé et l’on pourrait multiplier les références, de l’art classique à nos jours. Sur l’ombre portée de l’homme d’église se distingue une esperluette (&), imageant à la fois la conjonction « et » le symbole redressé de l’infini (∞) récurrent dans l’œuvre de François Bouillon, évidemment lié à la notion d’éternité dans les religions. Ce rébus visuel, qu’il faut lire « messe et » ou « mais c’est », renvoie donc au sacré, au corps et à la notion de temporalité dans l’art.
Le septième élément de beau est un ensemble de trois grands dessins maculés de dizaines d’impacts assimilables aux traces laissées par de la pluie. Cette séquence, qui signifie « bien plu » ou « bien plus », a été exécutée à l’horizontale puis redressée sur le mur, à l’instar de Jackson Pollock réalisant un de ses drippings. La technique du dripping, terme issu de l’anglais drip (goutte) véhicule bien l’idée de laisser pleuvoir la peinture sur le support. Par ailleurs, la croix – ou le « plus » qui apparaît sur le dessin – n’est pas sans rappeler le suprématisme de Malevitch.
Le livre « beau », s’il se rattache par sa couverture à la tradition du monochrome (Malevitch, à nouveau, confirmant ainsi notre intuition précédente), révèle dans son contenu l’impossibilité de définir le beau en des termes arrêtés. C’est l’affirmation manifeste pour François Bouillon d’une conception cosmopolite et polysémique de la beauté.
La suite du rébus, « queue la pain », joue à la fois sur ce que Jean-Yves Jouannais a nommé l’infamie dans l’art et sur une remise en jeu des codes du langage. Le symbole féminin dessiné sur la baguette de pain dorée schématise de manière scientifique la représentation du sexe féminin. Apposé sur le pain, ce signe en transforme le genre : le pain devient « la pain ». Quant au doré, il évoque évidemment le faste du baroque, les cieux dorés de la peinture religieuse (et le pain, dès lors, fait écho à l’eucharistie de la sixième séquence). La baguette, peut-être, est une évocation de la culture française.
Les trois éléments sculpturaux disposés au sol signifient, par une analyse automatique et syncrétique de l’œil, les trois lettres T, U et R. François Bouillon rejoint ici les théories développées par Anton Ehrenzweig dans L’ordre caché de l’art, selon lesquelles l’esprit est capable de distinguer et reconnaître des formes approximatives pour en faire des objets signifiants. C’est par ce « scanning inconscient » de la forme que le R à l’envers est naturellement inversé et remis à l’endroit par le spectateur et que s’effectue la liaison sémantique entre les trois formes sculpturales pour former le phonème « TUR ».
Enfin, la dernière séquence – un halo peint et maculé d’empreintes des mains de l’artiste – renvoie à l’omniprésence de l’empreinte dans l’histoire de l’art, des peintures pariétales aux anthropométries d’Yves Klein. L’allusion est aussi faite aux empreintes digitales, ce qui confère à ce halo le statut de signature finale du rébus conçu par François Bouillon. La signification de cette séquence au sein de l’œuvre est « allo » ou « à l’eau ». Ce « allo », employé au téléphone pour manifester une présence et l’attente d’un dialogue, pourrait aussi symboliser l’imposition des mains (sur une paroi de grotte ou dans tout acte rituel ou religieux), perçue comme prise de contact directe avec les forces divines. Le « à l’eau », quant à lui, renvoie sans doute aux origines premières de la peinture (à l’œuf et à l’eau) avant que ne soit mise au point la technique de la peinture à l’huile au 15ème siècle.
En définitive, François Bouillon propose, avec ce rébus, une œuvre complexe ayant vertu de rétrospective des moments charnières de l’histoire de l’art. Les grandes figures s’y retrouvent – Malevitch, Duchamp, Pollock, Warhol, Beuys… – tout comme les principaux bouleversements formels qui ont modifié notre manière d’envisager l’œuvre, son statut, sa perception esthétique. Le rébus reconstitué apporte à la question du beau une réponse ironique, absurde, arguant du caractère fragmentaire et réducteur de toute tentative de définition de cette notion.

Jean-Charles Vergne