Vajiko CHACHKHIANI
Né en 1985 en Géorgie - Vit et travaille à Tbilissi
Après avoir étudié les mathématiques et l’informatique à l’Université technique de Tbilissi (Géorgie), Vajiko Chachkhiani a poursuivi ses études à la Gerrit Rietveld Academie, à Amsterdam. En 2017, il est sélectionné pour représenter la Géorgie à la Biennale de Venise.
Les premières minutes de film de Vajiko Chachkhiani, Winter Which was not there, invitent tout un imaginaire lié aux odyssées sous-marines et aux histoires fascinantes de trésors enfouis depuis des siècles. En réalité, le film met en scène le remorquage d’une statue monumentale qui émerge doucement de l’eau, dégoulinante et recouverte en partie d’algues vertes. Trois hommes, l’air impassible, semblent gérer l’opération qui consiste, une fois remontée des eaux, à attacher la statue à la barre d’attelage d’un vieux pick-up, conduit par l’un des hommes dont la ressemblance avec la statue est d’emblée assez troublante. Commence alors un road-movie à travers la campagne (sans doute en Géorgie, pays d’origine de l’artiste) où quelques arbres nus émergent de la pâleur d’un matin d’hiver. Durant le trajet, la statue, n’ayant fait l’objet d’aucune protection particulière (bien loin de celles que l’on déploie de coutume pour le transport d’œuvres d’art), est traînée sur le bitume et ne tarde pas à se morceler tant et si bien qu’il n’en reste plus rien au moment où la voiture atteint la périphérie d’une zone urbaine. Seule la corde qui la tenait traîne encore à l’arrière du pick-up.
Le film emprunte autant aux codes de l’absurde (le film n’est pas exempt d’un certain humour), du fantastique (que dire de la disparition subite d’une vache ?) et de la tradition du road-movie pour délivrer une réflexion sur la relation complexe qu’entretient chaque individu avec son histoire, son histoire intime et celle de son pays. L’artiste matérialise très habilement cette dualité en alternant des scènes filmées depuis l’intérieur du véhicule et des plans tournés à l’extérieur dans lesquels se devine la situation économique et sociale de la Géorgie d’aujourd’hui. Ce travail de montage place le spectateur dans un va-et-vient incessant entre espace intime et espace public, entre histoire individuelle et histoire collective. La Géorgie a proclamé son indépendance en 1991 mais la sortie de l’ère communiste est entravée, aujourd’hui encore, par de nombreuses difficultés économiques et sociales, parfaitement traduites dans le film par les quartiers délabrés que traverse l’homme à bord de son pick-up et par la situation de la jeunesse géorgienne. La scène des enfants jouant au ballon sur un terrain vague, ou celle de ce jeune couple qui attend dans un bus sont manifestes du mal-être d’une génération héritière d’une histoire nationale douloureuse qu’ils n’ont pourtant pas connue. L’homme, quant à lui, incarne la génération passée qui a connu le régime soviétique et y a peut-être adhéré pleinement (sa ressemblance avec la statue pourrait le laisserait supposer). Mais si la destruction de cette statue permet d’envisager un processus de libération d’une histoire nationale sombre, l’homme ne semble pourtant n’en tirer aucune satisfaction particulière. Avec Winter which was not there, Vajiko Chachkhiani met en évidence la difficulté pour les géorgiens de se défaire du lourd héritage de leur histoire, près de trente ans après la chute du bloc communiste. Il n’est pas inutile de rappeler que Joseph Staline est né à Gori, en Géorgie, et que la place de la mairie de Gori a longtemps été dominée par une statue monumentale du dictateur. Ayant miraculeusement survécu à la déstalinisation en 1956 – qui détruisit une grande partie des monuments érigés en la mémoire du Petit Père des Peuples – la statue sera finalement déboulonnée un soir de 2010 sur ordre des autorités géorgiennes. Elle disparaîtra ensuite pendant plusieurs années avant d’être finalement retrouvée au milieu d’un terrain vague, à sept kilomètres de la ville. Le film de Vajiko Chachkhiani – tout comme cette anecdote historique – met parfaitement en exergue la difficulté de tout un peuple à se positionner face à l’Histoire, entre devoir de mémoire et volonté farouche de faire table-rase du passé. Ce faisant, le film résonne d’un écho troublant avec l’actualité et le vif débat autour du déboulonnage des statues d’anciens esclavagistes.
Laure Forlay