Stéphane COUTURIER

Né en France en 1957– Vit en France

En 1988, Stéphane Couturier fonde l’agence Archipress, spécialisée dans le domaine très particulier de la photographie d’architecture. C’est en côtoyant les architectes et leurs projets qu’il va peu à peu élaborer une vision sans précédent de la ville, renouvelant incontestablement le genre de la photographie urbaine.
A partir de 1994, il présente une série d’œuvres initialisant un travail à moyen terme intitulé « Archéologie urbaine ». La ville, considérée par Stéphane Couturier comme un organisme vivant, changeant, aux facettes multiples, est photographiée hors de toute poétique, de nostalgie ou d’étrangeté comme ce fut le cas par exemple pour une forme de photographie teintée de l’héritage surréaliste. Bien au contraire, les photographies de Stéphane Couturier, réalisées à la chambre, écrasent et juxtaposent les plans, annulent toute profondeur de champ et toute perspective. A cette frontalité remarquable s’ajoute une rigoureuse orthogonalité des cadrages obtenue par décentrement vertical de la chambre photographique. Cette technique confère aux sujets qu’il traite (chantiers urbains à Paris ou Berlin, usines désaffectées…) une étonnante plasticité et induit d’emblée une trouble ambivalence des images. Le jugement opère ainsi un va-et-vient interrogatif entre une perception documentariste des œuvres et la tentation de leur affecter une identité exclusivement plastique et dont le sens va bien au-delà de l’image proposée. D’un côté, Stéphane Couturier informe et documente par une énumération précise des lieux photographiés dans le titre des œuvres : Renault – Ile Seguin, Meunier à Noisiel, Rue Auber – Paris 9… D’un autre côté, il multiplie les codes et les signes faisant sens dans une logique picturale propre à l’histoire de la peinture. Les plans sont écrasés, feuilletés, provoquent des aplats et, de fait, déhiérarchisent tous les éléments de la photographie. Il n’y a plus de premier ou d’arrière-plan ni de sujet principal. Cela concourt à renforcer une impression d’entre-deux spatial et temporel des sites photographiés. Spatialement, ces chantiers ou ces usines abandonnées montrent ce qui ne sera plus et ce qui n’est pas encore. Ils sont des lieux en requalification identitaire, en mutation profonde. Temporellement, ces espaces mis en abîme, se situent dans l’éphémérité d’un passé en phase d’oubli, d’un présent en turbulence et d’un avenir en cours d’activation architecturale. Il en va donc moins de la destruction des sites que de leur mutation profonde dans un contexte historique, social et économique.

Usine Gévelot – Issy-les-Moulineaux (1996) et Séoul I (1998) ont été acquises par le FRAC Auvergne. A ces deux œuvres se sont ajoutées en 2016 trois autres photographies de Stéphane Couturier, Berlin – Platz des Republik (1996), Villa Noailles, les miroirs (1996) et une seconde photographie de la série Usine Gévelot – Issy-les-Moulineaux (1996), grâce à la donation de Marc et Anne-Marie Robelin de 48 photographies. Ces œuvres ne dérogent pas à l’étroite intrication d’enregistrement du réel et d’affirmations d’ordre plastique qui a toujours étayé la recherche de Stéphane Couturier. Dans ces œuvres, l’expérience du regard passe par une frontalité générale, une densification concentrée des éléments représentés. N’ayant pas de sujet particulier, la frontalité et le cadrage de la photographie proposent davantage un éparpillement du sujet en une multitude d’indices, de matières, de couleurs, aucun ne prévalant sur le reste, l’ensemble se rapprochant alors de la technique du all-over. Ainsi, dans Usine Gévelot – Issy-les-Moulineaux les barreaux de la fenêtre, les ouvertures, les zones colorées qui apparaissent de l’extérieur et le cadre noir lui-même sont traités dans une contingence visant à respecter un équilibre homogène des masses, un feuilletage des plans. Usine Gévelot – Issy-les-Moulineaux amène dès lors la tentation de la référence picturale : référence aux fenêtres de Henri Matisse, et à ses aplats colorés et ses motifs découpés dans la couleur, et pourquoi pas aux fenêtres de Pierre Buraglio… En définitive, la prolixité de sens de ces œuvres est avant tout celle d’une réflexion sur le rapport forme-fond, sur les connexions de plans qui remplacent la perspective et mettent l’ensemble des éléments sur le même niveau de lecture, sur les aplats et l’imbrication des lignes dont la présence rend autonome la couleur par rapport à la forme.

Melting Point – Toyota n°17
Cette œuvre appartient à une série de vingt photographies réalisées dans l’usine de montage automobile Toyota de Valenciennes, en France. Si la rigueur géométrique des œuvres plus anciennes est toujours de mise, les photographies de Melting Point se manifestent dans la profusion de détails entremêlés, enchevêtrés, par la superposition de deux images qui « fusionnent », comme l’indique le titre anglais de la série. Les deux images superposées de Toyota n°17 agissent comme deux photogrammes extraits d’un film et insufflent simultanément du temps et du mouvement à l’œuvre, reproduisant ainsi le mouvement sans fin de la chaîne de montage, sa mécanique répétitive et syncopée. La photographie de Stéphane Couturier recompose une durée par l’impossible accommodation de l’image et par la circulation du regard d’un détail à l’autre, d’un plan à l’autre, évoluant entre les chicanes d’acier et la robotique pour envelopper un espace en constante vibration stochastique. Les grands axes structurels de la chaîne de montage se détachent plus nettement – orthogonales bleues, hexagones noirs et gris, aplats rouges et lignes de câbles noirs – et se perdent dans le flou du plan feuilleté, dans la perspective démultipliée, dans l’abstraction des pièces métalliques. La carcasse de voiture, sujet central de l’image, semble flotter, translucide à peine visible. La perspective puissante de cette photographie renoue avec les compositions classiques de la peinture de la Renaissance. Elle évoque celle de l’Annonciation de Piero della Francesca (polyptyque de Saint-Antoine, vers 1460). Plus encore, elle se compose comme une des enluminures du Livre d’heures d’Étienne Chevalier de Jean Fouquet, L’Annonciation dans la Sainte Chapelle de Bourges peinte vers 1452 (position centrale et surélevée de l’autel, perspective puissante, couleurs de la composition…). Toyota n°17 obéit à une double composition. Orthonormée, elle s’organise selon une grille exigeante qui contient un ensemble de mouvements circulaires, saccadés, syncopés, chaotiques en apparence. Si la netteté des formes les moins mobiles confère une certaine objectivité à cette photographie – renforcée en ceci par le cadrage frontal et le titre factuel –, l’absence d’accommodation du reste de l’image restitue ce que Georges Didi-Huberman nomme « l’énergétique de l’expérience visuelle ». Et, comme le précise Matthieu Poirier, « cette énergétique mise en œuvre chez Stéphane Couturier requiert également une participation optique active de la part du spectateur et suscite […] la circulation, l’étirement, le déploiement ou la concentration du regard, ce dernier ne pouvant se stabiliser sur un élément évident, saillant et fixe, un sujet, hiérarchiquement mis en avant1. » Toyota n°17 en appelle à une circulation permanente de l’œil du spectateur au sein de cet espace multidimensionnel, passant du net au flou et du flou au net, de l’opaque au translucide, etc. et c’est au terme de cette circulation que le regard, à la fin, fait l’image.

Jean-Charles Vergne

1- Matthieu Poirier, « Morpho-logies », Stéphane Couturier, Photographies, Adam Biro, 2004, p.32.