Gregory CREWDSON
Né aux Etats-Unis en 1962– Vit aux Etats-Unis
Depuis son commencement au milieu des années 1980, la névrose sous ses formes les plus diverses a contaminé l’univers de Gregory Crewdson, de ses manifestations les plus indicielles à ses traces les plus visibles – boîtes d’anxiolytiques éparpillées sur les tables de chevet et les crédences, visages décomposés par les insomnies, intérieurs rognés par les émanations psychotiques de leurs occupants finissant par leur ressembler comme un chien ressemble à son maître. Les lumières blafardes, les espaces forclos de maisons et de chambres de motels bon marché, les rues désertées, les terrains vagues, ont été dès l’origine les lieux de prédilection de ces œuvres conçues comme des scènes de cinéma pour produire des photographies qui, contre toute attente, demeurent les images célibataires de films qui n’existent pas, irrémédiablement bloquées dans une durée qui ne passe plus. Ses photographies se sont élaborées dès le départ dans un ancrage manifeste à une imagerie cinématographique enracinée dans la mémoire collective et dans une culture héritée de la littérature américaine. Son œuvre a longtemps été associée aux séries Twilight, Dream House et Beneath the Roses réalisées entre 1998 et 2005, époustouflantes dans leur manière d’entremêler une dimension autobiographique au portrait d’une Amérique sans gloire, théâtre d’une humanité rongée par une angoisse sourde, suintante d’abattement et d’ennui. Fondatrices de l’univers de Gregory Crewdson, elles ont constitué un vaste corpus dont le théâtre est celui de ces villes de taille moyenne de l’Amérique, suffisamment développées pour que l’anonymat y soit de mise mais néanmoins assez petites pour que les habitants natifs connaissent les petits secrets de leurs voisins et les répandent en rumeurs pernicieuses et malignes.
Gregory Crewdson ne prend pas de photographies : il fait des photographies. Les protagonistes qu’il met en scène sont toujours utilisés à contre-emploi dans des compositions engluées dans un monde absolument silencieux, suspendues dans une temporalité atone, figées comme une vase à peine frémissante qui semble avoir enfermé les lieux et leurs protagonistes dans un réel que n’atteignent ni l’époque contemporaine ni les dispositifs qui la caractérisent. Véhicules de modèles dépassés, vieux téléphones, meubles sans âge, vêtements démodés, intérieurs domestiques cadenassés dans une esthétique obsolète et sans charme contaminent ceux qui peuplent à peine ces univers anachroniques, presque archaïques au regard de la révolution technologique sans précédent advenue depuis trente ans. Gregory Crewdson a toujours accordé une importance essentielle aux détails les plus infimes afin de produire des images dont le réalisme puisse être porté à son paroxysme. Le moindre objet utilisé dans ses images est le résultat d’un choix longuement mûri pour les besoins d’une composition qui ne laisse absolument rien au hasard. Son mode opératoire est celui d’un réalisateur de cinéma, un réalisateur dont la culture serait imprégnée par le souci du détail tel qu’il se manifeste dans la peinture d’un Johannes Vermeer. Le regard que nous portons sur ces photographies s’exerce toujours dans l’éblouissement d’un champ pictural réglé à la perfection dans ses moindres éléments.
Pourtant, les images de Gregory Crewdson n’existent que dans leur impossibilité à être dans le réel. Elles ne peuvent exister en raison de la netteté absolue qui est la leur. Leur définition parfaite est techniquement impossible à obtenir par une simple prise de vue, encore moins par la perception oculaire humaine. Chaque œuvre est en réalité une image composite résultant du montage en postproduction de centaines de photographies prises selon un point de vue unique, avec des focales multiples. L’aboutage par ordinateur de ces prises de vues permet d’obtenir la netteté sur l’ensemble de l’image finale : en donnant à voir un réel absolument net, ces compositions révèlent leur statut de pures images mentales. On comprend dès lors que cette quête de la perfection formelle puisse être en soi l’expression de l’impossible réalisme de ces images. Il n’en va pas d’un hyperréalisme qui voudrait donner l’illusion du réel mais d’un impossible réalisme, démontré par l’emploi d’images littéralement rapiécées qui, parfois (très rarement), laissent visibles leurs coutures pour les spectateurs les plus attentifs.
The Shed appartient à la série Cathedral of the Pines, réalisée en 2013-2014 après une sécheresse créative de près de trois ans. Bien qu’elles ne renoncent pas au paradigme cinématographique, les trente-et-une photographies de ce corpus procèdent d’un rééquilibrage manifeste du langage cinématographique au profit d’un ancrage plus affirmé dans l’histoire de la peinture et d’une tonalité intime assumée. Dans The Shed, un examen méticuleux permet de constater que la femme photographiée1 dans l’encadrement de la porte n’est pas là, qu’elle est une pièce rapportée à la scène, qu’elle est un des éléments composites de la photographie. Son corps, pour être parfaitement net, a fait l’objet d’une série de prises de vues avec des mises au point sur chacune de ses parties : une jambe puis l’autre, le bras gauche, la nuisette, le buste, le visage, etc. Après avoir été reconstitué par ordinateur puis détouré, le corps de la femme a ensuite été réintégré dans l’image. Ce « couper-coller » multiple du sujet est l’indice du travail de retouche entrepris par le photographe. Cette visibilité importe et dévoile le stratagème : la femme a été photographiée des dizaines de fois à l’endroit même où elle se trouve sur la photographie que nous regardons, puis elle a été « coupée », recomposée, détourée et « collée » au même emplacement. Elle se trouvait bien là à l’origine, mais ce que le photographe nous donne à voir n’est que le rapiècement d’un corps démembré, disséqué puis recomposé. Il s’agit ici de dévoiler l’impossible réalisme d’une telle image pour ôter toute pertinence à l’antagonisme entre la réalité et le rêve, en rendant poreuse la frontière censée séparer ces deux états. Simultanément, le démembrement du corps répond symboliquement à la désagrégation de la personnalité qui l’habite. Chez Gregory Crewdson, l’apparente lisibilité du monde est le contrepoint de sa pulvérisation réelle. C’est en cela que sa maîtrise totale du processus iconographique est essentielle car elle est toujours au service d’un propos.
Le titre (« la remise », « l’abri ») donne l’indication de la prédominance du lieu sur l’action, du lieu sur la femme qui s’y trouve, figée devant un trou qu’elle semble avoir creusé dans la terre. Mais ni la boue qui macule les mains et les jambes de cette femme en nuisette, ni la poignée de terre qu’elle serre entre ses doigts ne permettent de savoir ce qui réellement s’est passé, se passe, dans cette photographie dont la lumière et l’impossible netteté indiquent, comme toujours, qu’il ne peut s’agir que d’une image mentale. La composition de la scène obéit à un agencement d’une telle précision qu’il ne peut être celui de la réalité. Ainsi, pour donner un exemple significatif, la femme est intégrée dans un triangle isocèle dont les trois sommets sont l’unique fougère plantée à la verticale dans le petit monticule de terre à gauche, le milieu du bord inférieur de la nature morte à droite et, en haut, la poutre située au centre du chambranle de la porte. L’angle des deux côtés égaux de ce triangle est déterminé par la diagonale de la petite poutre située derrière la nature morte. C’est par ce réglage précis que Gregory Crewdson parvient à instaurer une circulation centripète du regard, aimantée par les monticules fleuris, la nature morte et la porte. Puis le regard quitte cette orbite pour une deuxième circonvolution délimitée par le pot de fleur vide, le visage de la femme, le tableau retourné contre le mur, la faucille, le crochet posé sur le bord de la fenêtre. Le point d’origine de cette circulation est le regard porté vers le bas par la femme. Tout part de ses yeux et de la clarté irréelle qui point sur son visage et son buste. Or, nous l’avons déjà évoqué, la silhouette de la femme a fait l’objet d’un détourage que l’artiste a laissé visible pour le spectateur attentif. La femme est simultanément là, « en-deçà » et « au-delà » de l’image. Pourtant, c’est sa présence illusoire qui permet au lieu « d’avoir lieu ». Elle est le principe moteur d’une dynamique picturale redoutablement réglée. Les fleurs répandues dans le trou ou déposées en deux monticules à l’intérieur, la faucille, le crochet, le pot de fleurs vide, le tableau et son vase aux fleurs rempli d’eau, l’eau et les fleurs répandues au sol, posent le principe de la circulation du regard autour d’un propos orienté vers les symboliques croisées de la perte, de la rupture, du souvenir, de la quête, du deuil.
Ce premier niveau de lecture est le plus immédiat mais il permet la mise en place d’une structure sous-jacente fondée sur une somme de références précises à l’histoire de la peinture. Celles-ci se manifestent tout d’abord par la répétition des cadres, des fenêtres, des encadrements, des tableaux posés au sol, des grilles en perspective dessinées par les encastrements du plafond et des murs. Ensuite, la présence au sol de la peinture superposée à un second cadre retourné face au mur n’est pas anodine. Si cette nature morte renvoie à la longue tradition des « tableaux dans le tableau », il faut aussi se souvenir que, jusqu’au début du XVIIe siècle, natures mortes et vanités figuraient au revers des diptyques ou des triptyques avant de trouver leur autonomie propre sur l’avers des tableaux2. Bouquets de fleurs et crânes partagent une histoire commune. Comme le précise Victor I. Stoichita, « si, aux siècles précédents, les revers de tableaux fonctionnaient […] comme le côté invisible du miroir, […] le «revers» devenu «endroit» instaure un dialogue avec le monde. Il en est l’image en négatif. Ou bien, si l’on veut, il se définit comme l’unique vraie réalité face à un monde considéré comme l’image suprême, la suprême illusion3. » La relation établie entre la nature morte aux fleurs et le cadre retourné est d’ordre historique, mais les choses vont plus loin encore si l’on considère l’absence de châssis sur le cadre retourné contre le mur : il pourrait s’agir non pas d’une peinture mais d’un miroir et cette hypothèse (invérifiable puisque nous ne verrons jamais l’avers de ce cadre) permet de souligner la réaction en chaîne qui connecte entre eux tous les motifs présents dans cette photographie. Cette réaction en chaîne débute par le transfert symbolique du bouquet peint de l’envers à l’avers, du cadre retourné contre le mur vers la peinture posée de face sur le sol. Puis la nature morte est propulsée hors de sa toile peinte en un pot de fleurs vide et deux amas de fleurs gorgés d’une eau qui se répand au sol (le vase s’est vidé). Ces deux amas se connectent naturellement au trou couvert de fleurs creusé à l’extérieur, puis au regard de la femme. Cet enchaînement permet donc au cadre retourné (un miroir, donc) de se connecter au regard de la femme en nuisette et active la figure de Narcisse transformé en fleur. Lorsque la femme de The Shed contemple les fleurs exhumées de la béance creusée dans le sol, c’est sa projection narcissique et érotique qu’elle cherche. La réaction en chaîne s’effectue par passages et traversées de surfaces réfléchissantes ou trouées : traversée du miroir, retournement de l’image, dépose du motif sur le sol puis dans un trou, regard porté sur le trou et, enfin, bouclage du cycle par le retour au miroir. Le lieu, ici, « a lieu » en tant que site où s’opère l’enchaînement des motifs. Le lieu, ici, « a lieu » par le jeu des dynamiques qu’il impulse au regard, comme le ferait une peinture hollandaise du XVIIe siècle.
Jean-Charles Vergne
(extraits de l’essai « Rien n’aura eu lieu que le lieu », in Gregory Crewdson – The Becket Pictures, Clermont-Ferrand, FRAC Auvergne, 2017)
1- Il s’agit de la scénariste et auteur Juliane Hiam, compagne de Gregory Crewdson à qui est dédiée la série Cathedral of the Pines.
2- Le premier bouquet de fleurs « indépendant » serait Fleurs dans un vase, peint par Ambrosius Bosschaert l’Ancien en 1618. Le premier crâne « indépendant » serait celui de Jacob de Gheyn II, Vanitas, peint en 1603. Pour plus de détails sur ce sujet, voir Victor I. Stoichita, L’Instauration du tableau, Genève, Droz, 1999, p.35-52.
3- Victor I. Stoichita, op .cit., p. 51-52.
À propos de Eveningside Tattoo :
Quelque part en Nouvelle-Angleterre, sous la lumière blafarde du salon de tatouage d’Eveningside1, une jeune femme vêtue d’une blouse dénudant son dos fait face à un miroir. Elle ne se voit pas : par l’incidence du reflet, son regard a franchi la vitrine et se porte vers l’extérieur, me fixe. Le miroir est le vecteur de ses yeux vers les miens et mes yeux relient son regard à l’homme qu’elle ne peut voir. La jeune femme est tatouée d’un croissant de lune sur le poignet et d’un cercle dans le dos. L’homme est pieds nus comme s’il se tenait au seuil d’un lieu sacré. Comme en écho à la perfection du cercle tatoué, il porte sur le bras les arabesques du mot « suprême ». Le suprême est l’insurpassable (comme on dit d’un bonheur suprême qu’il ne saurait être dépassé), le suprême est le désespéré (comme on dit qu’un espoir suprême subsiste). Le salon de tatouage emboîte une série de décors, tableaux dans le tableau. Les vitrines, palais de glaces en demi-nuit, forment des cadres contenant des tableaux suspendus. Le long de la maison, deux peintures et leurs cadres brisés dans une flaque d’eau boueuse composent une nature morte. Les plantes faméliques, les briques effritées, les bouteilles abandonnées longent la façade sur le sol, relient l’homme au second reflet de la femme. Telle Ophélie fondue dans l’obscurité liquide d’un tombeau de feuilles, son destin funeste se révèle dans un reflet oraculaire, annonçant l’union avec Hamlet qui sera son époux. Et les mots de Shakespeare, en écho à la lune tatouée :
« Si elle dévoile seulement sa beauté à la lune.2 »
Jean-Charles Vergne
1– Les vingt images de la série Eveningside (2021-2022) mettent en scène la ville fictive d’Eveningside, réunissant plusieurs villes du Massachusetts.
2– « If she unmask her beauty to the moon », William Shakespeare, Hamlet, acte I, scène 3, dans Tragédies, Œuvres complètes I (1603), trad. Jean-Michel Déprats, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 712.
À propos de la série Untitled :
Représentatives des premiers travaux réalisés par l’artiste au début des années 1990, elles sont conçues à partir de maquettes savamment élaborées. Ces dioramas minutieusement assemblés pour les besoins de la prise de vue fondent un univers où, sous la surface apparemment neutre des choses, se trament les tragédies sourdes d’un monde grouillant d’insectes et de larves œuvrant à l’inexorable disparition de toute chose. Ces photographies ne sont pas sans rappeler le film Blue Velvet de David Lynch (1986) et sa célèbre scène de l’oreille en décomposition couverte de fourmis trouvée dans un champ. La réalité n’est qu’illusoire, la beauté apparente n’est qu’éphémère, la supposée sérénité d’un paysage dissimule les affrontements les plus cruels, les énergies les plus destructrices, les chaînes alimentaires les plus impitoyables. Comme dans les récits de HP Lovecraft (voir La Couleur tombée du ciel, 1927), le mauvais œil semble ici activer les forces les plus archaïques venues des confins de la terre pour en pourrir les fruits.
Jean-Charles Vergne