Philippe DECRAUZAT

Né en Suisse en 1974 – Vit en Suisse

C’était un tapis où se roulaient les mots « Contort Yourself », emprunté au titre d’un hit des filles d’ESG, groupe pop-rock déluré. Déjà contortioniste donc, déjà valseuse, l’œuvre de Philippe Decrauzat ne s’appréhendait bien qu’à la condition de se tordre le cou. Depuis cette pièce vieille de sept ans, l’artiste agé de 34 ans, a imposé à sa peinture la même gymnastique : des séances de streching, de massages et de saunas qui font transpirer les formats et les effets optiques. Les premiers à jouir de ce régime de choc, ce furent les tableaux. Ils sont soumis au principe du shaped canvas où le châssis se découpe suivant les contours du motif peint, prenant par exemple la forme d’un Y ou d’un losange. Résultat, la peinture semble s’étirer dans tous ses angles. Gonflée à bloc et hyper tendue, elle sort de ses gonds. En particulier cette croix titrée Cross IV.
Elle subit une découpe quasiment limite pour une toile, proche à ce stade de l’élongation ligamentaire. Poussé ainsi à ces derniers retranchements, le tableau semble évoluer vers une autre dimension, plus proche de celle de l’objet. Comme si, sous le poids de cette pression maximale, la peinture se faisait mutante et se sentait pousser des ailes. Ce n’est pas un hasard : Philippe Decrauzat pense peinture abstraite mais se laisse volontiers porter vers d’autres champs artistiques, à commencer par le rock et le cinéma, en particulier la science-fiction, genre populaire, lui-même féru d’effets spéciaux qui troublent la perception.

Or, l’Op’art depuis les années 60 a d’ailleurs beaucoup migré vers d’autres domaines. Quand ce mouvement fait l’objet d’une reconnaissance institutionnelle en 1966 avec l’exposition The Responsive Eye en 1965 au MoMA de New York, qui incluait Bridget Riley ou Victor Vasarely, le succès populaire est immense. Et très vite, les lignes vibratiles et les motifs hypnotiques de ces artistes sont récupérés par la mode ou le design tandis que le cinéma et les séries télé usent et abusent des spirales tourbillonnantes, synonymes d’entrer en Twilight Zone. Philippe Decrauzat revendique donc ce double héritage, pictural et culturel, abstrait et pop. L’artiste est issu de l’ECAL à Lausanne, où il fut à bonne école en matière d’abstraction puisqu’il y suivit les cours de John Armleder ou d’Olivier Mosset. Puis, avec d’autres artistes de sa trempe, fans de rock et tous connectés à la scène artistique de Brooklyn via Olivier Mosset, il monta Circuit, un espace d’exposition où Steven Parrino et Blair Thurman, par exemple, furent invités. Dans le même temps, il partageait un atelier avec les peintres Francis Baudevin et Stéphane Dafflon. Et tout cela finit par dessiner les contours de ce qu’il faut bien appeler une artistique lausannoise, où l’abstraction géo, op’ ou pop est reine.

Retour à Cross IV : le centre noir relègue à ses marges les lignes ondoyantes et la couleur en dégradés de jaune. Comme si la peinture était traversée par une onde de choc, qui diffusait le dynamisme op’ aux marges du tableau pour laisser en son centre un point aveugle, comme un trou noir. L’artiste ne tourne donc pas le dos aux pointes hallucinogènes que peut lancer une telle peinture. Mais, il les situe exprès à la périphérie. Et laisse opaque le cœur du tableau. Si bien que cette croix est aussi à la croisée des chemins : entre la radicalité noire d’un monochrome et les ricochets jaunes pimpants, elle présente dans un mouvement centripète ou centrifuge comme une porte de sortie ou d’entrée digne de tous les sas qui mène le héros aventurier de toutes les odyssées spatiales de science-fiction vers un monde parallèle.

Judicaël Lavrador