Helmut DORNER
Né en Allemagne en 1952 – Vit en Allemagne
Helmut Dorner a suivi un parcours tout à fait étonnant dans son développement. Initialement élève de Gerhard Richter, il a tout d’abord choisi d’être sculpteur. Puis, progressivement, il abandonne la sculpture et se consacre à la peinture, très empâtée dans un premier temps puis devenant de plus en plus lisse, de plus en plus laquée. C’est au début des années 90 qu’il commence à utiliser le plexiglas comme support additionnel à la toile. Ce matériau devient par la suite son support de prédilection, tout particulièrement apprécié par le peintre pour ses qualités lumineuses et sa faculté à projeter sur le mur d’accrochage l’ombre des motifs peints. Dès lors, un champ de possibilités tout à fait passionnant s’offre à lui : le motif et son ombre entretiennent un écho permanent et ouvrent de multiples possibilités de dialogues, le Plexiglas peut être totalement limpide ou se décliner en d’infinies variations d’opacité… De même, le choix du médium (laque, huile épaisse ou diluée, crayon, craie grasse, acétone…) lui ouvre un registre de recherche très large qu’il va combiner avec l’intérêt qu’il porte à des domaines aussi variés que la biologie, la musique contemporaine, la géologie… qui lui fournissent en permanence de nombreuses analogies avec les recherches menées en abstraction. Toute l’œuvre de Helmut Dorner pourrait s’envisager comme un organisme autonome, avec ses contractions, ses crises, ses respirations, ses apnées, ses flux multiples et parallèles, ses coagulations et ses effondrements. Son œuvre se manifeste par l’évidence de contradictions internes multiples. Répondant à un agencement architectonique paradoxal, elle oppose et met en tension des aplats de laque exécutés sur un mode géométrique et des empâtements réalisés à l’huile agencés en polyptiques. Si les tons froids et laiteux de la laque se caractérisent par une certaine monochromie, celles des huiles, vibrantes et chaudes, se manifestent par des mélanges de gris teintés. Néanmoins, s’il confronte les huiles épaisses aux laques subtiles et fines, s’il établit de constants glissements entre des éléments opaques et d’autres translucides, s’il s’octroie un champ d’expression très ouvert, allant du geste expressionniste – pour faire court – à la radicalité de l’aplat uniforme, Helmut Dorner ne s’inscrit pas dans le contexte d’une tentation encyclopédiste des possibilités combinatoires offertes par la peinture depuis le modernisme. En effet, il faut prendre en considération l’apparition endémique d’imperfections sur les œuvres, les accidents multiples, les dérives, les micro événements omniprésents, les légères bavures dévaluant la géométrie des motifs, les rayures, les repentirs infimes… qui désamorcent l’idée d’une œuvre possiblement habitée par la contrainte ou le concept.
Nudl montre la coexistence dans une même œuvre de deux types d’extrêmes : l’ordre et le chaos (partie 1 et partie 4), la globalité et l’exclusion (partie 2 et partie 3). Ces notions, liées chez Dorner aux différentes manières d’envisager la structuration spatiale d’un organisme, investissent aussi les champs – plus vastes – du géographique et du territorial mais aussi du politique et du social. Il s’agit donc, d’une certaine façon, de montrer que tout est dans tout, que tout s’imbrique et s’enchaîne, que tous les territoires matériels et immatériels obéissent à des lois similaires. Ce paradigme biologique se trouve confirmé par l’utilisation systématique du vide, de l’inoccupé, dans les œuvres. Il y a en effet dans Nudl, comme dans la plupart des peintures de Helmut Dorner, une prise en compte aigüe de l’espace vacant. Cette prise en compte s’opère selon deux axes. Dans un premier temps, l’organisation murale des éléments du polyptyque répond à une exigence de mise en tension de l’œuvre dans son espace de présentation. Ainsi, l’espace laissé vide entre la troisième et la quatrième partie de Nudl n’est pas à appréhender comme simple respiration scénographique mais comme une force à l’état pur : la vacuité est ici motif à part entière. Dans un second temps, la réalisation de trois des éléments de Nudl sur des caissons en plexiglas répond à une exigence de spatialisation de la peinture. Ces caissons sont à envisager comme chambres d’échos, comme territoire vibratile. Le vide, l’inoccupé, deviennent alors le lieu de l’échange de la peinture avec son environnement extérieur (le mur, l’espace d’exposition) et interne (l’opacité et le rigorisme de la partie 1 opposés à la résonance et la translucidité des parties 2,3 et 4).
BI-TEC a la grande qualité d’être très représentative de l’œuvre de Helmut Dorner à la fin des années 90. Comme son titre le suggère, elle se compose de deux parties et de deux techniques. Le panneau de gauche est une abstraction géométrique jouant des passages entre surfaces opaques et zones translucides. L’ombre de chaque motif est projetée sur le mur, le panneau lui-même possède deux ouvertures latérales, renvoyant ainsi au spectateur la sensation d’un caisson de résonance. Le panneau de droite a préalablement été traité à l’acétone afin de perdre toute transparence. La lumière ne pénètre plus. Ce panneau est peint à l’aide d’une technique plus expressionniste, plus violente. Les gammes de rouge et de vert utilisées côte à côte renouent avec le principe impressionniste selon lequel leur vis-à-vis crée de la luminosité : celle-ci vient alors en contrepoint de l’opacité voulue du support. La peinture est visiblement appliquée avec les doigts, rompant avec la délicatesse des zones peintes du côté gauche. Frottages, grattages, craie grasse viennent appuyer la violence relative du panneau.
Helmut Dorner a déjà fait l’objet de deux acquisitions en 1998 et 2000 – respectivement Nudl et Bi-Tec – et d’une exposition personnelle réalisée en 2000, accompagnée d’un catalogue. Une troisième œuvre, un polyptique de 1990 en quatre éléments intitulé SWE, a été acquise en 2002 pour compléter ce fonds consacré à l’artiste allemand dans le contexte d’une politique d’acquisitions basée sur le suivi des artistes et sur l’achat de plusieurs pièces à échéances régulières lorsque l’évolution de l’œuvre s’y prête.
SWE se compose de quatre éléments dont trois sont des laques sur toile marouflée sur bois et un est une huile sur toile. Comme c’est le cas généralement, le titre de l’œuvre, énigmatique et inexpliqué par l’artiste, peut se rapporter à la vie personnelle du peintre, être l’abréviation d’une chose vue, entendue, lue, visitée, dite… alors que l’œuvre était en gestation ou en cours de réalisation (ainsi SWE pourrait être l’abréviation de Sweden, de Sweet, de South-West-East – suppositions personnelles qui mériteraient vérification avant de faire l’objet d’un développement). Le premier élément du polyptique est une huile empâtée, comme Helmut Dorner en a exécutée jusqu’au tout début des années 90 pour abandonner la pratique et la reprendre plus de dix ans après. Le format, le plus petit de SWE, est recouvert d’une épaisse couche d’huile aux tonalités grises et sourdes, ton sur ton, la surface n’étant ni lissée, ni expressionniste mais plutôt ridée comme une boue malaxée ou comme une peau ayant séjourné trop longtemps dans l’eau. Une trace plus foncée, marquée par une cassure, vient perturber le procédé all-over employé pour ce que l’on nommera le fond, par commodité. Le second élément, plus de deux fois plus grand que le premier, est une laque brillante, mauve, froide, au sein de laquelle la couleur semble gelée. Une trame quadrillée apparaît en creux, recouverte par une couche supplémentaire de laque qui la noie tout en la laissant apparaître en filigrane. La troisième peinture, la plus grande de l’œuvre, est une laque gris beige dont la surface est perturbée, comme souvent chez Helmut Dorner, par de petites touches d’huile plus claires formant quatre lignes de quatre points et une ligne de sept points organisées, composées à la manière de certaines partitions de musique contemporaine. Enfin, le dernier élément est une laque fonctionnant sur un principe similaire à celui du second élément : motif noyé entre plusieurs couches de peinture liquide, à peine reconnaissable, simulant plusieurs formes ovoïdes identiques. Ce sont quatre univers autonomes qui se trouvent ici en situation de promiscuité permanente, donnant à voir, comme toujours chez Dorner, une véritable poétique du langage pictural croisant de multiples flux dialectiques, dont la meilleure analogie possible serait celle de la musique, d’une succession de mouvements sans véritable lien apparent mais formant un tout indissociable. Ce qui demeure, en définitive, est une sensation de tension, de résistance dans un environnement sans linéarité, sans narration. En ceci les œuvres d’Helmut Dorner peuvent-elles s’apparenter à la définition que donne Richard Tuttle d’un certain type de création, parlant de « knowingness », c’est-à-dire d’une opération de connaissance empirique, presque intuitive, par opposition à « knowledge », le savoir pris dans son acception communément admise.
Jean-Charles Vergne