Jochen GERZ

Né en 1940 en Allemagne - Vit en Irlande

Jochen Gerz a commencé sa carrière en tant qu’écrivain (de poésie concrète) avant de se tourner vers les arts visuels, principalement vers la photographie, la création d’objets, l’installation, la performance puis, à partir des années 1980, vers la mise en place d’œuvres monumentales traitant de l’histoire et de notre rôle en tant que regardeur. Son travail, comme il l’affirme, est une recherche contribuant à l’établissement de la res publica et de la démocratie. La donation d’œuvres de la collection Robelin permet au FRAC Auvergne d’avoir un ensemble cohérent s’étalant de 1972 à 1990.

Die Entwicklung des Schreibens, der Baum, die Wiedergabe! (Le développement de l’écriture, de l’arbre, de la reproduction, 1972) est la pièce la plus ancienne de la collection. Les six photographies qui la composent montrent un arbre dénudé finissant par porter, comme des fruits, des photographies de même format que celles qui sont encadrées devant nous. Ces photographies reprennent le paysage lui-même et constituent une double mise en abyme – la photographie d’un arbre accrochée à cet arbre et photographié –, mais cette mise en abyme n’est pas là pour provoquer un effet de sidération et le dispositif de Jochen Gerz vient l’enrayer par la duplication et la répétition de l’image produite. Cet enrayement désigne la position esthétique de l’artiste dans un monde soumis à la banalité des images et à leur reproductibilité technique. Banales, volontairement pauvres, sans séduction possible, la photographie n’est, comme l’affirme Gerz, « en rien une affaire d’amour. Je doute qu’on puisse prendre une image aujourd’hui pour autre chose que ce qu’elle est. La photo plate, carrée, rapide, est à l’image même de ce qu’elle est. Qu’on l’aime ou pas, elle est l’instant refait, cet instant qu’on pourra refaire à gogo1 ».

FT/16 (1973) et FT/128 (1984) font partie de la longue série des « photo-textes », un dispositif que Jochen Gerz privilégiera pendant plus de dix ans. Il s’agit comme l’indique l’artiste d’œuvres « murales (photographies multimédias) composées d’éléments photo­graphiques noir et blanc et d’un récit. La juxtaposition des photos et du texte fabrique un dispositif face auquel le spectateur appréhende l’écrit soit comme un simple commentaire soit une mystification des images2 ».

Dans FT/16, on retrouve la mise en abyme. La boîte devant laquelle nous nous trouvons est photographiée devant une fenêtre qui semble être la même que la photographie que l’on retrouve dans la partie supérieure, photographie qui est elle-même la photographie d’une photographie sur laquelle a été posé un négatif, qui est le double du positif mais qui, en même temps, ne propose plus, en étant plaqué ainsi, aucune image visible. Entre la photographie du haut qui propose une clôture du regard par la fenêtre fermée et obscure renvoyant ce qui est devant elle et celle du bas qui est son exacte contraire, se trouve un texte renvoyant à la situation qui est autant celle de Gerz que la notre : « Il se retourna lentement, les mains toujours devant ses yeux. Se réveillant, il revit la fenêtre bien scellée qui reflétait la pièce dans laquelle il se trouvait. Et à côté de la fenêtre l’image incolore, l’image fidèle et l’origine de la séparation3 ». Ici aussi, l’œuvre constitue un dispositif posant la question de la nécessité de l’image. Chez Gerz, L’image est le lieu métaphorique d’une séparation originelle entre l’homme et le monde et nous devons savoir ce que nous regardons : l’image pour elle-même, l’image comme renvoi à autre chose qu’elle-même ou l’image comme ouverture sur autre chose que ce qu’elle représente… comme nous devons savoir pourquoi, en regardant une image, nous voulons nous absenter du monde ou pourquoi, par l’image, nous pourrions être plus présents au monde. Le dispositif est un piège autant qu’un moyen pour se sortir du piège : « Peut-être est-ce le pourquoi de la simultanéité de l’image et du texte dans mon travail. Leur impossible addition crée, sous prétexte d’évidences, un non-lieu entre le regard-chasseur et son objet au mur. Pour une fois le désir de compréhension, de reconnaissance, reste sans suite : le regard se voit4 » et nous pouvons procéder, ainsi, au procès de l’image au lieu de nous y abîmer.

FT/128 est tout aussi explicite bien qu’elle mette en œuvre des éléments tels que l’échelle entre les différents tirages qui composent l’ensemble insistant de manière égale sur la dimension plastique et narrative. Si l’image de cet arbre majestueux, abattu et transformé semble faire le deuil du romantisme possible du sublime dans le paysage, le texte (« Tel quel, et rien d’autre. Que ce soit complété ou remplacé avec art, que ce soit massacré sans raison ou sacrifié avec passion ») insiste sur la fonction de l’art (œuvre qui complète ou remplace le monde, qui fait agir la raison ou la passion, qui nécessite la destruction ou l’acceptation de la perte…). C’est bien une fable que nous regardons à la manière de celles de grands moralistes du XVIIe siècle français.

Dans les années qui suivront la dimension autobiographique prendra le pas sur la dimension critique – celle-ci étant assumée par les œuvres s’inscrivant dans l’espace public. Les compositions photographiques deviennent à la fois plus plastiques et plus romanesques – ce dont témoigne le Livre de E de 1990 –, mais cette dimension autobiographique (les photographies de sa mère ou de son épouse) et fictionnelle – comme les compositions introduisent à une lecture narrative – et cette plasticité ne doivent pas dissimuler ce qui se joue en elles notamment les lectures politiques possibles comme la petite histoire rejoint, toujours chez Gerz, la grande comme le fait que, pour Gerz, placer le spectateur devant une œuvre est un acte politique, ainsi qu’il l’affirmait : « Je ne pense pas qu’on puisse décider d’être politique ou pas. Ce que je fais l’est, certes. Mais si je faisais des monochromes, ce serait aussi politique. Tout est politique. Je ne vois pas de non politique dans la vie. Dès que je me mets devant quelqu’un, que j’existe pour quelqu’un, il y a nécessairement du politique5. »

Éric Suchère

1- Patrick Le Nouëne, « Entretien avec Jochen Gerz », dans Gerz, Œuvres sur papier photographique 1983-86, Musée des Beaux-arts de Calais et Musée des Beaux-arts de Chartres, 1986, n. p.

2- Jochen Gerz, De l’art, textes depuis 1969, traduit de l’allemand par Jean-Claude Walfisz, Paris, Ensb-a, 1994, p. 17.

3- Traduction de l’auteur.

4- Patrick Le Nouëne, « Entretien avec Jochen Gerz », dans Gerz, Œuvres sur papier photographique 1983-86, op. cit.

5- Philippe Mesnard, « Les questions de Jochen Gerz », Vacarme 4/5, automne 1997, p. 72-75, reproduit sur http://www.vacarme.org/article1160.html