Delphine GIGOUX-MARTIN

Née en 1972 en France. Vit à Clermont-Ferrand, France.

Si, au Moyen-Âge, les animaux qui vivent sous terre sont diabolisés, les autres sont reconnus à l’égal des humains au point qu’on s’interroge sur l’existence de leur âme. Beaucoup se fient à l’échelle des êtres d’Aristote, soupçonnant que les bêtes, tout comme les hommes, sont détentrices d’une âme végétative, sensitive, et intellective. C’est pourquoi certains animaux, dits “ criminels ”, connurent jugement, procès, pendaison et bûcher. Échappant au péché originel, ils ne pouvaient pourtant connaître les tourments de l’âme. Descartes, pour sa part, comme le scientifique d’aujourd’hui le dit du homard cuit dans son jus d’eau bouillante, affirmait que l’animal n’était qu’une “ machine mécanique ”. Depuis, l’animal est venu hanter la littérature avec les Fables de La Fontaine (livres VII et XI), le Traité des animaux de Condillac, La Métamorphose de Kafka, jusqu’à La Ferme des animaux de George Orwell. Bref, l’animal nous hante et on l’aime férocement, les contes de fées et la bande dessinée sont venus l’illustrer, de même que le cinéma d’animation, dont la technique fut reprise par Delphine Gigoux-Martin dans une installation récente.

“ Je vis en chien, je suis un vrai artiste, et je pense qu’il faut se rapprocher de l’animal ” proclame le célèbre russe “agitationniste”, Oleg Kulik. D’autres artistes, chinois, abordent ce sujet autrement, tels le cheval gonflé de Peng Yu et Yang Maoyuan, ou l’étrange mouette de Xiao Yu flottant dans du formol. Le Britannique Damien Hirst coupe une vache enceinte dans le sens de la longueur pour l’exhiber dans un aquarium de désinfectant, tandis que l’Italien Maurizio Cattelan naturalise une autruche mâle dont la tête se cache dans le sol. L’Allemand Thomas Grünfeld imagine quant à lui de multiples combinaisons hybrides d’espèces animales comme un lapin équipé de pattes de canard. L’installation de Delphine Gigoux-Martin implique l’animal comme sujet et la taxidermie comme moyen. Ici, c’est l’animal dans sa condition postmoderne qui renvoie au miroir de l’animalité humaine. Le poussin est reconnu par nous doux et innocent, et le jaune de son plumage duveteux est si lumineux qu’on le qualifie de son nom, jaune poussin. C’est ce petit être inoffensif, “ léger comme la ouate ” écrit Maupassant, que l’on retrouve ici dans l’installation froidement mise en scène. Faut-il pour autant feindre d’ignorer les conditions de l’élevage intensif d’où ces petits corps proviennent ? Faut-il se cacher le sort de millions de ses congénères ? Entassés les uns sur les autres, leur bec est parfois brûlé à l’extrémité afin qu’ils n’endommagent pas leurs voisins. Là, une tige de métal est fixée dans ce bec, et le poussin est planté droit au mur, pareil à une fléchette.

Ambrose Gwinett Bierce, écrivain de contes macabres et pourfendeur de religion, marquera définitivement la conceptrice de l’œuvre aux cent poussins. Cet Américain aurait disparu mystérieusement à l’âge de 71 ans sur un champ de bataille, engagé à cet âge modeste auprès de Pancho Villa. Auparavant, il aurait eu quelques intuitions sur la définition du mot “ sorcière ”, telle cette artiste clermontoise agissant en Auvergne moins d’un siècle après, “ belle et attirante jeune personne, dont les perverses activités dépassent le diable ”.
Mais, si d’aucuns aiment à se nourrir de nouvelles croustillantes, pour autant On ne mange pas toujours ce qui est sur la table. C’est précisément l’intitulé de l’œuvre de Delphine Gigoux-Martin emprunté, s’il en faut, à l’auteur du Dictionnaire du diable. Selon maintes traditions, l’homme serait le gardien de la création et de ce fait encore, protecteur des animaux. L’un et l’autre seraient liés par une profonde cohésion mutuelle. Le cinéaste canadien David Cronenberg confiait dans un entretien que l’homme n’était qu’un animal et qu’il y avait là une vérité difficilement supportable. Cette consécration “ d’humain ” n’est redevable, c’est certain, qu’à nous-mêmes, c’est-à-dire au premier prédateur à l’échelle du règne animal. Alors que serait l’homme sans ses petites cruautés et que serait, pour nombre d’entre nous, un bon dîner sans une cuisse de volaille dorée. Décidemment, la pensée moderne est trop compliquée, je préfère celle de l’artiste ou de l’animal… Cette cohésion mutuelle, ce champ collectif universel et moral sont quelque peu mis à mal. Intrigante, puissante, belle et cruelle, l’œuvre étale ses poussins dans l’espace sans faux-semblants, sans cibler ni bien ni mal.

Frédéric Bouglé

 

Il y a toujours eu des arbres dans les œuvres de Delphine Gigoux-Martin. Suspendus, présentés par les racines comme dans l’installation du château de Taurines (« J’avais accoutumé de mordre… », 2007), dessinés au fusain à même les murs (« Lorsque l’été lorsque la nuit »), associés à des éléments en porcelaine (« De la fin du vol », 2008) ou à des dessins animés (« Un balcon en forêt », 2014), les arbres à la fois dessin, sculpture, installation, image, dans les œuvres de Delphine Gigoux-Martin s’offrent comme des structures ouvertes où les regards multipliés suivent les tracés fougueux et précis d’un dessin en suspens.

Fixes ou en mouvement, les dessins trouvent leur support à la surface d’un bois veiné, taché, presque trop bavard face au silence du dessin. Ancrée dans le sol, ou portée par des cales subtiles, la combinaison d’objets, de dessins, de matériaux ne vise pas l’unicité perspective mais le morcellement comme une force motrice. Le dessin procède par absence avec des formes inachevées ou morcelées. Les fragments ouvrent alors des trouées, des vides dans lesquels le regard plonge et poursuit le tracé. Noir et fulgurant, le trait du dessin dans sa vigueur presque animale convoque un hors-champ accentué par la matière, ici les courbes des veines du bois ou là, la densité des fils de laine, et entoure le sujet d’un invisible palpable. Dans l’enchevêtrement paradoxal des présences et absences, du matériel et de l’immatériel, de l’inerte et des vibrations, des fictions alors surgissent comme des phosphènes.

La série des bois brûlés est née en Chine, lors d’un séjour de plus de 2 mois dans les provinces du Yunann et du Zhejiang en 2019. S’inspirant des jardins chinois et des penjing* qu’elle a observé et dessiné sur place, Delphine Gigoux-Martin articule une pensée du paysage complexe où la réminiscence s’associe aux dessins faits sur le vif.

En 2019, Delphine Gigoux-Martin a été lauréate de la Commande publique pour le barrage de Saint Étienne Cantalès dans le Cantal.

* Le Penjing est un terme chinois qui signifie littéralement « paysage en pot ». L’art du Penjing est un ancien art chinois consistant à faire pousser des arbres et des plantes dans des pots tout en recréant un paysage en y ajoutant notamment des pierres.