Shirley JAFFE

Née aux Etats-Unis en 1923 - Décédée en 2016

Remembering Whistler (1999)1
La peinture de Shirley Jaffe peut évoquer, dans un premier temps, les gouaches découpées de Matisse. On y retrouve le même dessin acéré, des couleurs franches et sans modulation et un répertoire formel qui semble s’en rapprocher. Pourtant, si l’on devait évoquer des similitudes entre cette artiste américaine née en 1923 et d’autres, c’est moins avec l’œuvre de Matisse ni même avec celle d’artistes de sa génération qu’il faudrait la comparer mais avec celle de peintres plus jeunes comme Jonathan Lasker. Sans qu’il soit nécessaire de catégoriser cette peinture, on pourrait, cependant, définir son champ comme étant celui d’une abstraction syntaxique. L’abstraction syntaxique serait une abstraction qui ne se définirait pas à partir d’éléments empruntés à la nature rendus abstraits par des dérives formelles – comme c’est le cas chez Paul Klee, par exemple – ni d’éléments renvoyant à la pure géométrie – comme dans les dernières œuvres de Kandinsky – mais d’une abstraction qui tirerait son vocabulaire des éléments techniques et stylistiques de l’histoire de la peinture, en affirmant leur réalité propre en dehors de toute autre référence. II s’agirait, donc, d’une peinture autoréférentielle – mais pas pour autant citationnelle – qui s’appuierait sur sa grammaire, c’est-à-dire la mise en organisation de son langage, pour fonder son sens et son but. Ce qui suppose l’absence totale de toute représentation – donc de penser le langage comme étant autonome en dehors de ce qu’il désigne ou pourrait désigner. Cette pensée, parfois atteinte dans la littérature – par la grammaire chez Gertrude Stein et le vocabulaire chez James Joyce ou, plus récemment dans certains livres de Michael Palmer – a été finalement peu explorée dans les arts plastiques quelles que soient les revendications des manifestes sur la fin de la représentation.

Ce qui frappe, donc, ici, comme dans les autres œuvres de l’artiste, c’est l’absence de référents. Impossible de définir les formes qu’elle emploie comme étant du registre de l’organique, de l’anthropomorphique, du minéral… ni même de lire le résultat comme étant un paysage, un portrait ou quelque autre genre. La chose ne va pas de soi tant est forte notre propension à penser les formes comme originales alors qu’elles ne sont que dérivées. L’analogie avec le monde réel ne peut exister parce que les formes sont poussées à l’extrême de leur singularité par des brisures, coupures, modifications brusques de leur dessin ou de leur enveloppe – dans l’idée qu’une forme naturelle possède une cohérence globale dans l’organisation de ses parties. Ici, toujours dans ce rapport aux référents, les éléments possèdent une incohérence maximale. Deux éléments permettent de structurer les relations entre ces formes, d’une part, une volonté affirmée d’hétérogénéité et, d’autre part, des micro-relations entre les différentes parties de l’œuvre. Ainsi, le tableau se construit dans une succession à la fois de formes étagées et de formes entrelacées.

La structuration de l’ensemble s’établit à partir de l’encadrement par deux bandeaux que l’on pourrait définir comme étant décoratifs. Ils donnent comme des froments interrompus de frises. Entre ces deux bandeaux se trouvent quatre groupes de formes : noires, rosés, grises et des lignes de différentes couleurs. La relation entre lignes et formes est la relation la plus distancée possible – entre surface et dessin. Seules tonales et valeurs permettent de relier ces linéaments aux masses. Les masses, indépendamment de leurs couleurs, ont des relations spatiales différentes, voire divergentes. Celles qui sont noires peuvent se trouver par-dessus ou en dessous des grises, voire, même, créer un tramage. Les masses rosées créent une ambigüité qui permet de douter de la précédente affirmation. Elles semblent relier certaines masses noires entre elles mais on pourrait également supposer qu’elles recouvrent celles-ci ou celles qui sont en gris. Il en va de même pour les lignes qui perpétuent ce doute et pervertissent ce que l’on pourrait lire comme étant dessous ou dessus. Alors que chez Kandinsky, par exemple, il s’agit de faire une composition, c’est-à-dire de définir une relation dialectique permettant d’obtenir un équilibre entre les différents composants (surfaces, lignes, couleurs, valeurs). Ici, nous obtenons non une absence de composition mais une a-composition : les éléments sont juxtaposés sans qu’il soit possible de définir la dialectique qui les unit. Ainsi, l’œuvre crée un double du monde réel. Seuls l’habitude et le langage nous permettent de structurer les informations divergentes et incohérentes, juxtaposées et hiérarchisées qui nous entourent.

Tiges et grilles (2001)2
Yves Michaud a livré à deux reprises une description de la « méthode » de travail de Shirley Jaffe, description exemplaire dans ce qu’elle dit non simplement de la technique mais de l’esthétique et de la poétique de Shirley Jaffe.
« Il y a pour commencer, toutes ces petites gouaches dont j’ai parlé, qu’on aurait autrefois appelées “études” mais qui sont aussi des gammes et des exercices dont sortira un climat, une dynamique, une atmosphère visuelle que les grands tableaux cherchent à traduire3. »
Les gouaches sont d’une très grande liberté et formelle et d’exécution. Elles sont, par le médium comme par la touche, très éloignées des surfaces lisses des toiles. Certaines sont très homogènes, d’autres apparaissent comme des collages de surfaces hétérogènes traitées avec une très grande brutalité frontale. Ces gouaches, sans être des défouloirs, agissent comme des libérateurs, des désinhibiteurs formels – si tant est que Shirley Jaffe ait besoin d’être désinhibée. Et c’est dans le déplacement de la gouache sur papier à l’huile sur toile que la distance s’installe, que s’opère un désinvestissement psychologique pour une approche formelle – même si cet élément est déjà présent, latent, dans les gouaches.
« Alors, sur la toile, des formes sont esquissées, faiblement colorées4. »

Le travail est formel, de formes, non de couleur. C’est-à-dire que les formes n’ont pas leur caractère définitif, qu’elles sont, par la faiblesse colorée, réduites au squelette, presque sans qualité et cette réduction va permettre, justement, leurs déplacements futurs – figures d’une scénographie ou chorégraphie à venir si l’on me permet l’analogie.
« Ces formes ensuite vont être inlassablement modifiées, déplacées, avec entre-temps des essais sur des morceaux de papier cellophane peints qui permettent à la peintre (sic) d’envisager des changements sans colorer la toile5. »
Si la question du placement est importante, celle du déplacement me semble l’être encore plus. Les tableaux de Shirley Jaffe n’agissent pas comme des puzzles. La présence de papiers de cellophane peints indique, par la superposition mais aussi par la transparence possible du support, un tramage de plans, une surface feuilletée – c’est-à-dire une profondeur réduite. Non une surface articulée – celle du tableau – par des formes qui s’emboîteraient jusqu’à composer une surface unique et homogène mais des surfaces articulées6 et, plus encore, coupées, mutilées, interrompues. La peinture de Shirley Jaffe est une peinture d’interruptions, de coupes brutales et alogiques. Cet élément est assez visible dans Tiges et grilles avec ses « tableaux dans le tableau » (le rectangle tramé émeraude et noir dans la partie supérieure droite par exemple) ou ces basculements abrupts de formes (la bande jaune dans la partie supérieure).
« Puis les formes sont longuement construites, accusées, durcies, les couleurs ajustées, montées ou descendues de manière à ce que les valeurs soient égales et ne créent pas de point de saillance trop fort qui déséquilibrerait la surface7. »
Un ajustement mais pas pour que les éléments s’emboîtent à la perfection et donnent une surface lisse et pacifiée : un ajustement pour l’accusation des caractères obtenus par les déplacements, une accusation des contrastes, un durcissement des déboîtages, des écarts de tonalité et des dissonances pour confronter, créer une rupture permanente… Les formes prennent leur caractère définitif par la couleur et cette définition prend l’allure d’une guerre formelle improbable8.
« Enfin, vient le temps, très long et délicat, du passage du blanc, dont on ne sait jamais s’il est dessus ou dessous, si c’est la couleur d’une forme particulière tourmentée ou un fond pour toutes les formes. Le blanc scelle cette surface dont le “déséquilibre” est désormais tempéré, médité, voulu et maîtrisé – c’est-à-dire durablement transformé en déséquilibre9. »
Le blanc crée une surface intermédiaire qui articule les différents plans donnés par la couleur, écrase la profondeur possible, agit comme un bloqueur, produit une concaténation, assure la transition entre les déséquilibres… Le but est atteint. Le but : « Vous m’avez demandé si c’était la peinture qui importait ou le but… Le but est de faire un milieu complexe (avec certaines limitations que je me suis imposée) qui, je l’espère, confronte le spectateur avec la nécessité de voir les rapports différemment – de les sentir différemment10 ». Là encore, une question de déplacement.

Eric Suchère

1- Vergne Jean-Charles (dir.), Aux dernières nouvelles, la collection du FRAC Auvergne, notice « Shirley Jaffe », Clermont-Ferrand, FRAC Auvergne, 2000, p. 180-181.
2- Vergne Jean-Charles (dir.), Vous êtes ici, catalogue des collections du FRAC Auvergne, notice « Shirley Jaffe », Clermont-Ferrand, FRAC Auvergne, 2006, p. 148-149.
3- Yves Michaud, « La fraîcheur de ce qui est authentiquement contemporain » in Shirley Jaffe, peintures 1980-1999, Musée d’art moderne, Céret 1999, p. 14.
4- Ibid.
5- Ibid.
6- Contrairement à ce qu’écrit Yves Michaud dans son texte page 12.
7- Ibid.
8- Ici, mon analyse vient contredire celle d’Yves Michaud sur l’absence de point de saillance et de déséquilibres.
9- Ibid., p. 14-15.
10- Lettre à Éric de Chassey, cité dans Shirley Jaffe, peintures et travaux sur papier, Centre d’art d’Ivry-sur-Seine, galerie Fernand Léger et Maison d’art contemporain Chailloux, Fresnes 2004, p. 10.