Eugène LEROY

Né en France en 1910 – Décédé en 2000

Eugène Leroy a poursuivi pendant plus de cinquante ans une œuvre singulière, singulière parce qu’elle semble n’avoir été marquée par aucun des courants majeurs qui ont traversé cette période et qu’elle s’est établie dans une continuité sans rupture. Si l’on peut percevoir, dans les peintures des années quarante et cinquante, quelques réminiscences du siècle (de Marquet à Fautrier), c’est avant tout avec la peinture ancienne que cette œuvre entretient un dialogue (Rembrandt, Velásquez, Chardin, Delacroix…). Elle entretient déjà ce dialogue par la thématique du sujet car Leroy fait appel aux sujets les plus classiques de l’histoire de la peinture : paysages, portraits et autoportraits mais ce dialogue s’établit surtout par sa problématique : comment représenter un corps, quelle est la relation entre la peinture et la chair, qu’est-ce que la peinture montre du visible… ?
Toute la peinture de Leroy (et celle du FRAC Auvergne ne s’en distingue pas) représente un corps fortement en matière. Cependant cette peinture ne participe pas, dans cette exagération de la croûte, comme dans la manière dont le corps peut émerger du magma de peinture, d’une esthétique informelle. Si le corps émerge difficilement, c’est par défaut – il va s’en dire que ce défaut est l’exigence de cette peinture. C’est parce qu’il y a une difficulté primordiale à voir qu’il y a une difficulté à représenter et cette difficulté impose la surcharge, la sédimentation. En cela, c’est une peinture qui tente de dépasser son propre échec, l’échec à faire un corps produit, malgré tout, un corps et ce jeu dans son recommencement perpétuel.

Il s’agit, donc, de représenter. C’est-à-dire d’aller au plus près de ce que l’on voit quand on voit. Il faut non représenter ce que l’on sait devoir voir mais saisir le mal vu et perçu. Eugène Leroy impose une équivalence entre la vision du peintre et la vision du spectateur. Le spectateur est placé dans une difficulté à voir, de loin comme de près, par la disparition du contraste coloré et le jeu de valeur sur valeur. La vision se trouble dans son contour et dans son aspect, dans cette matière troublante et mouvante qu’est la matière mouvante de la peinture. La représentation, ainsi, n’est pas figée par ce qui est de l’ordre du représenté. Celui-ci est troublant et mouvant. De la même manière que les choses changent avec la lumière, cette peinture ne cesse de se modifier. Ce qui accentue ce trouble est l’indifférenciation que cette peinture fait exister entre la figure et ce qui se trouve autour. Elle définit un regard indifférencié dans lequel les choses ne sont pas discernables et séparables, dans lequel elles ne peuvent être vues que dans leur globalité au sein du visible.
Cette peinture n’est, cependant, pas seulement liée à cette question de la représentation, elle trouve, aussi, son fondement dans sa matière. Eugène Leroy ne saisit jamais l’aspect extérieur des choses mais saisit l’aspect dans la matière, dans la matière de la peinture, des choses elles-mêmes. Aussi, elle est, même en dehors de ce qui est représenté, fortement corporelle. On se souvient, peut-être, de la question que se posaient Picasso et Braque, dès qu’ils faisaient un nu : « Est-ce qu’il sent sous les aisselles ? », la peinture de Leroy y répond par la sécrétion, la salissure, la croûte… « Que voulez-vous faire devant une toile blanche, puisque lorsqu’elle est blanche elle est finie, sinon la salir », affirme Eugène Leroy. La matière même de la peinture devient aussi quelque chose de l’ordre du vivant parce que Leroy emploie une forte épaisseur de peinture à l’huile qui mettra des décennies à sécher, qui se transformera, suintera, se plissera, se rétractera et se ridera. C’est véritablement un corps qui continue à respirer, à prendre en compte la lumière, l’humidité, l’air… En cela, plus que dans son aspect informel, elle permet l’analogie avec Le chef d’œuvre inconnu de Balzac.

Eric Suchère