Émilie PITOISET

Née en 1980 à Noisy-le-Grand, vit et travaille à Paris

Ce que montrent, dans un mélange de cruauté et d’absurdité, les deux photographies d’Émilie Pitoiset extraites de la série « Tainted Love »1 procède du déplacement d’images anciennes dans l’époque actuelle. Il s’agit de photographies prises aux États-Unis pendant la Grande Dépression économique des années 1920 lorsque se multipliaient les marathons de danse, jeu infâme consistant pour les participants – de pauvres citoyens affamés tentant de survivre – à danser en couple pendant des semaines d’affilée, jusqu’à épuisement, attirés par les repas gratuits et par la perspective de gagner quelques centaines de dollars pour le couple vainqueur. Ne disposant que de 11 minutes de repos toutes les 45 minutes, les danseurs pouvaient ainsi danser pendant près de deux mois, tombant les uns après les autres, plongeant parfois dans l’hystérie ou le coma sous le regard amusé des spectateurs. En 1935, l’écrivain Horace McCoy en fait un roman, They Shoot Horses, Don’t They? (« On achève bien les chevaux »), porté à l’écran par Sidney Pollack en 1969. Ce sont ces images qu’Émilie Pitoiset réactive, presque un siècle plus tard, projetant le souvenir de cette infamie qui, chacun en sera juge, se constitue potentiellement en miroir d’autres infamies, contemporaines celles-ci. L’unique intervention de l’artiste, outre le déplacement de l’image d’une époque vers une autre, a consisté à mettre en exergue la structure composant les corps effondrés des danseurs. Il s’agit d’attirer l’attention du spectateur sur une posture et cette posture, par une incroyable coïncidence, est exactement la même dans Tainted Love #1 que celle du Christ dans le célèbre tableau peint en 1435 par Rogier van der Weyden, La Descente de croix, conservé au Musée du Prado de Madrid. Le fil iconographique qui relie les trois images – l’image anonyme de la Grande Dépression, sa réactivation par Émilie Pitoiset et son analogie avec le tableau de Rogier van der Weyden – trace en filigrane un sillon de douleur sur l’histoire des figures martyrisées, mais présentées dans une redoutable inversion. Le martyre du Christ est le sacrifice volontaire d’une figure prophétique pour le salut des hommes alors que celui du danseur effondré d’épuisement renvoie à la chute ultime d’une civilisation en déréliction contemplant, comme Sardanapale dans le tableau d’Eugène Delacroix, l’inéluctable effritement de son humanité.

Jean-Charles Vergne

1- Le titre de la série renvoie ironiquement au célèbre titre Tainted Love (« amour corrompu ») interprété en 1964 par Gloria Jones, par Ruth Swan en 1975, par Soft Cell en 1981, puis par Marylin Manson en 2002.