Anne-Marie ROGNON
Née en France en 1969 - Vit en France
A quelqu’un lui demandant ce qu’il aurait créé s’il avait été en prison, Picasso aurait répondu « Peu importe, j’aurais peint avec ma salive ». De même que pour George Brecht, l’art d’Anne-Marie Rognon requiert si peu d’espace, et bien peu de moyen. L’artiste est originaire de Clermont-Ferrand et a été formée par l’école supérieure d’art de Clermont-Communauté d’où elle est sortie avec les félicitations du jury. Elle réalise des peintures sur des formats variables, des installations qui seront parfois miniatures comme celles en question ici, (à l’époque classique, on orthographiait miniature, “ mignature ”, forme que l’on retrouve encore aujourd’hui dans mignardise) que des vidéos la mettant en scène dans une attitude décalée. De même que ce Funambule réalisé en 2004 (une petite figurine se tenant sur un fil tendu entre les deux surfaces d’un réduit de mur), l’artiste ne connaît ni l’échelle ni le vertige. Elle tend son filin fragile pour un Petit Prince aérien, entre un support d’art majeur et un autre dit mineur, entre une temporalité (celle d’un temps pluvieux) et une autre (celle où le parapluie sèche). Quand les formats sont grands, la peinture tend à se lire abstraite, alors que ses paysages miniatures seront plus réalistes et concrets. Utilisant les petits recoins de l’espace qu’ordinairement chacun ignore, coin de mur, angle d’escalier, renfoncement de porte, cueillie de plafond, écoinçon, jambage de fenêtre, Anne-Marie Rognon les repeint ou non, mais s’y installe pour une modeste intervention. Petit carottage du réel, prélèvement du quotidien, décor de théâtre à l’échelle de nos doigts, pop-up pour spectateur à genoux, cet espace local construit dans un espace global se fait alors monumental. Armée de son métalangage puissant tel un dessin d’enfant, elle s’installe dans un univers qui lui appartient. Dans le sud de la Chine, les poètes, les peintres et les calligraphes trouvaient à s’exprimer dans l’âme des jardins de Suzhou. Marco Polo fut, au XIIIe siècle, le premier Occidental à le faire connaître. Sur un terrain plat, parfois très grand, on fabriquait en miniature tous les éléments essentiels à la vie et à la nature pour s’y retrouver dans un partage de sensations et d’harmonies communes. Les petites installations picturales d’Anne-Marie Rognon, véritables mignardises sculpturales, obligent à se confectionner visuellement une autre construction du réel. Il est possible, comme l’insinue Jean-Paul Fargier dans le texte accompagnant son exposition au Centre d’Art de Saint-Fons en 2001, que l’artiste porte un regard critique sur notre monde actuel. Je devine pour ma part une construction mentale singulière. L’artiste tisse dans l’espace, pour le visiteur, une sorte de piège d’araignée sans venin pour petits enchantements virevoltants. “ Avec l’âge, je me sens de plus en plus responsable de mon propre bonheur. […] J’aime m’asseoir à une table, goûter un bon vin, serrer mes amis dans mes bras ”, confesse le réalisateur italien Ermanno Olmi. De même que Charles Trenet voyait le monde dans le cœur d’une noix, de même que ces pères du “ paysagisme chinois ”, de même que maître Gu Yiang, l’art en question ici tient moins à conquérir qu’à capter et activer un temps de félicité.
L’œuvre en kit se doit d’être reformulée, et à chaque fois déplié et installée pour être présentée. En rangeant ces délicates créations dans des encoignures méprisées, l’auteur creuse une petite niche de curiosité dans l’espace commun. Ces simples scènes qui ramènent au plus pauvre du quotidien agissent pourtant tel un drap parfumé de lavande dans l’armoire de la mémoire. Une fois posé, ce tableau à trois dimensions pour spectateur lilliputien ouvre, véritable judas, un paysage de tendresse dans l’imaginaire de chacun.
Frédéric Bouglé