(James Leyland Kirby, dit) THE CARETAKER
Né au Royaume-Uni en 1974 - Vit et travaille à Cracovie
NB : cette notice est commune aux œuvres d’Ivan Seal et de The Caretaker.
Les trois peintures d’Ivan Seal et la musique de James Leyland Kirby ont été acquises à l’occasion de l’exposition qui fut consacrée par le FRAC Auvergne en 2018 à ce peintre, invité à concevoir un projet en duo avec le compositeur britannique James Leyland Kirby, plus connu sous l’alias The Caretaker, avec lequel Ivan Seal collabore depuis plusieurs années. Si la musique acquise par le FRAC Auvergne a pour fonction d’être diffusée avec les peintures, les trois peintures d’Ivan Seal demeurent autonomes, peuvent être montrées séparément, avec ou sans la musique (de même que la musique de The Caretaker peut être diffusée sans les peintures d’Ivan Seal).
La collaboration régulière entre les deux artistes est le fruit d’une rencontre doublement opportune dans la mesure où les deux artistes, qui vivent respectivement aujourd’hui à Cracovie et à Berlin, sont nés dans la même ville – Stockport, près de Manchester – et que leurs créations engagent, avec des moyens et selon des angles différents, une réflexion commune sur la question de la mémoire, de ses errances, de ses vacillements et de ses dysfonctionnements. Sous l’alias The Caretaker, James Leyland Kirby bâtit depuis la fin des années 1990 une œuvre tournée vers l’exploration de ces notions, ce que les titres de ses albums révèlent de façon manifeste : Selected Memories From The Haunted Ballroom en 1999, Theoretically Pure Anterograde Amnesia en 2005, Deleted Scenes / Forgotten Dreams en 2007. Avec ces créations, il s’appuie sur les analogies qu’entretiennent les techniques de composition propres à la musique électronique avec les mécanismes cérébraux du souvenir : phénomènes de boucles, de répétitions, de recouvrements ou de tuilages d’événements, anachronismes, montages et remontages anarchiques de données sonores et mémorielles. Quant à Ivan Seal, il revient à la peinture après plusieurs années de création orientée vers le son, et ses œuvres s’élaborent selon un processus mémoriel fondé sur le ressouvenir de peintures précédemment réalisées ou de souvenirs lointains d’images ou d’objets. Leur première collaboration dans la discographie de The Caretaker date de 2011 avec l’album An Empty Bliss Beyond This World. Ce disque, fruit d’une recherche sonore orientée vers les manifestations de la maladie d’Alzheimer, s’appuie sur un ensemble d’études fondées sur la capacité de certains patients à se remémorer les musiques de leur passé, ressuscitant avec celles-ci les contextes, les lieux, les sensations, les visages. Cet album utilise comme source de vieux airs de musiques de bal des années 1920/1930 et s’inspire du film Shining de Stanley Kubrick et de sa célèbre scène de salle de bal hantée où la démence du personnage incarné par Jack Nicholson, embauché pour être le « gardien » (« the caretaker ») de l’hôtel Overlook pour la saison hivernale, atteint ses symptômes les plus paroxystiques. An Empty Bliss Beyond This World constitue à ce titre une préfiguration de l’ambitieux cycle Everywhere At The End Of Time dont le premier opus paraît cinq ans plus tard. Avec les six albums de Everywhere At The End Of Time, conçus de 2016 à 2019, James Leyland Kirby pousse ses recherches sur les symptômes mémoriels en disséquant les différentes étapes menant à la folie. Son alter ego, The Caretaker, se perd peu à peu dans les méandres et les labyrinthes imbriqués d’une mémoire défaillante jusqu’au chaos. Les six phases du cycle orchestrent la passionnante déconstruction d’un matériau musical (dont la source provient de vieux 78 tours de musiques de bal des années 1920) vers un chaos auditif extrêmement élaboré. Les trois premiers opus maintiennent une dimension mélodique, superposant à l’impression de déjà-vu de ces vieux airs une couche de plus en plus épaisse de craquements de vinyles érodés par le temps et la poussière. Dans les trois disques suivants, le chaos s’instaure, progressivement, ne laissant à l’auditeur que de courts instants de répit durant lesquels semblent refaire surface les scories et les structures démembrées des airs utilisés antérieurement.
La musique de The Caretaker acquise par le FRAC Auvergne, d’une durée de neuf minutes, fut composée en tenant compte de différents points de départ et de différents types de sources. Le point le plus important était de concevoir une musique destinée à constituer une installation avec les trois peintures d’Ivan Seal acquises concomitamment par la collection du FRAC Auvergne. Ces trois œuvres – eptitranxisticemestionscers desending, hometdumt et lindalusardi – furent donc initiatrices d’une correspondance musicale qui, par ailleurs, devait aussi pouvoir vivre de manière autonome. La deuxième source fut la bande-son de l’exposition que James Leyland Kirby composa in situ au moment de l’accrochage des œuvres d’Ivan Seal. La troisième source était constituée par le CD qui accompagnait le livre publié à l’occasion de l’exposition, album inédit de The Caretaker intitulé Eveywhere, an empty bliss, réunissant de 17 titres composés avant l’exposition à partir d’éléments provenant du cycle Everywhere At The End Of Time ou de matériel musical encore jamais édité. Le titre acquis par le FRAC Auvergne ne déroge donc pas aux processus mémoriels qui fondent la création de The Caretaker. Ce titre porte intrinsèquement la mémoire de l’exposition et de sa bande-son à jamais éteinte, la mémoire fragmentaire de l’album Eveywhere, an empty bliss, lui-même étant une réminiscence croisée de l’album An Empty Bliss Beyond This World (2011) et du cycle Everywhere At The End Of Time (2016-2019) dont l’aboutissement coïncida presque jour pour jour avec l’ouverture de l’exposition au FRAC Auvergne.
Les peintures d’Ivan Seal suivent un mouvement semblable et révèlent autant sur la musique elle-même que sur les options picturales du peintre qui ne peint jamais d’après modèle mais selon un processus de remémoration puisant dans les souvenirs de ses propres peintures, d’événements, de personnes et d’objets du passé. On peut supposer en l’occurrence que eptitranxisticemestionscers desending, hometdumt et lindalusardi soient de cet ordre, compilations anachroniques, erronées, hybrides, de souvenirs de peintures conscients et inconscients. La peinture hometdumt, sorte de tête pierreuse montée sur socle, figure à l’intérieur de la pochette du quatrième album du cycle Everywhere At The End Of Time de The Caretaker. Le tableau eptitranxisticemestionscers desending, qui sert de couverture au cinquième opus, semble être le produit d’un agglomérat de formes plus ou moins identifiables – figurine, danseur, coquillage, escalier, noble ou bourgeois portant une canne… – qui, peut-être, « descendent » de ce curieux piédestal de pierre (le desending du titre ?) mais rien n’est certain et il peut tout autant s’agir d’une paréidolie, ce phénomène consistant à identifier des formes là où il n’y a que de l’informe (dans les nuages, dans les taches d’encre, dans une chanson dont on ne comprend pas les paroles, etc.). Enfin, lindalusardi n’apparaît sur aucun des disques de The Caretaker mais son titre, sans doute moins énigmatique que les deux autres, est une référence directe à Linda Lusardi, ancien mannequin britannique et présentatrice glamour qui remit à la mère d’Ivan Seal, ancienne danseuse professionnelle, un trophée pour l’ensemble de sa carrière. Les peintures d’Ivan Seal s’enchaînent par itérations et récurrences de motifs qui hantent les œuvres, passant de l’une à l’autre par un travail de remémoration. Cette remémoration s’appuie autant sur les œuvres précédemment réalisées que sur tout autre type de souvenir : les motifs qui adviennent sur la toile sont dès lors soumis à l’imprécision des souvenirs eux-mêmes, à la refabrication d’images forcément lacunaires et inconsciemment modifiées selon un mécanisme semblable à celui qui prévaut dans la musique de The Caretaker dans l’usage de motifs musicaux dont la récurrence s’accompagne toujours d’une transformation. Chez les deux artistes, la conséquence paradoxale est dès lors de parvenir à faire coïncider la sensation de déjà-vu et l’impossible mémorisation de ce qui est vu ou entendu. Les peintures d’Ivan Seal entretiennent une relation de familiarité avec leur spectateur et pourtant il est impossible de les mémoriser précisément en raison de la ressemblance vibratoire qu’elles entretiennent avec d’autres peintures du même artiste ou d’autres artistes. La musique de The Caretaker est immédiatement familière, comme sue depuis toujours par son auditeur, et pourtant elle n’est pas mémorisable en raison de ses variations permanentes qui ne permettent jamais de fixer un motif de manière certaine et nette : les mesures se répètent d’un morceau à l’autre, toujours modulées dans leurs hauteurs de notes ou leur tempo, mixées avec d’autres motifs jusqu’à leur enfouissement définitif dans un chaos sonore.
Jean-Charles Vergne