Gérard TRAQUANDI

Né en France en 1952 – Vit en France

Les Fiancés, 1985
Gérard Traquandi ne cherche pas à peindre sa propre vision du réel, mais il tente d’énumérer les procédés invisibles qui illusionnent notre perception. Cette façon très particulière de traiter la représentation avait été précédée, en 1983, de séries de très grands dessins de visages, corps drapés, d’objets familiers de son environnement. Au fur et à mesure, les formes dessinées prirent un aspect de plus en plus ambigu en se superposant à de vastes aplats monochromes. Ainsi les dilemmes dessin/contour et peinture/espace qui jouent un rôle déterminant dans la peinture occidentale étaient-ils progressivement mis en avant. Cette opposition sera de plus en plus évidente avec les collages sur toile monochrome de papiers présentant des tracés au crayon. Ni le dessin, ni la couleur n’y prennent le dessus l’un sur l’autre, ils coexistent en s’exacerbant. Après 1985, Gérard Traquandi prolonge ces travaux en introduisant la notion de volume. Le crayon est remplacé par le fil de fer ou des fragments de grille, ainsi le tableau devient objet. Dans les grands monochromes bleus de 1987, la peinture est « écrasée » par une plaque de plexiglas. Selon que la toile adhère ou non à ce matériau transparent, naît une composition due au hasard. On ne sait plus si les formes en « creux » dessinent les formes « plaquées » ou inversement ; le dessin (suggéré par les contours), la couleur et le volume (si faible soit-il) se télescopent et semblent abolir leurs frontières. Strate par strate, Gérard Traquandi tel un archéologue fait apparaître les composants du tableau, il en détaille les mécanismes, démontrant qu’il connaît leur fonctionnement et sait les utiliser, parfois jusqu’à la séduction.
Le support du tableau Les Fiancés est une toile tendue sur châssis. Par dessus, de grandes feuilles de papier, où court une pliure, sont collées puis peintes, d’une teinte grise qui semble faite de toutes les couleurs afin de suggérer l’impalpable. Sur ce monochrome, l’artiste applique de nouveaux papiers qui paraissent déjà avoir servi, leurs déchirures laissent entrevoir la strate précédente, on devine sur leur surface le parcours incertain de la mine de plomb. Les adhésifs qui fixent ces fines feuilles de papier rappellent la démarche du peintre, en même temps qu’ils ont un aspect iconoclaste et ludique, que l’on retrouve dans le choix du titre. L’épaisseur et la superposition des couches finissent par mettre en concurrence le visuel et le tactile. L’ensemble constitue un « espace de travail » où le temps, à travers les différentes étapes de la création, devient lisible.

Nicolas Chabrol

Casablanca, 1996
Tout d’abord le dessin, puis la photographie, enfin la peinture : le parcours que Gérard Tranquandi a suivi tout au long des quinze dernières années suit une logique implacable. Si l’objectif avoué de la peinture n’est advenu que tardivement, c’est parce qu’elle exige de celui qui cherche à l’atteindre de prendre son temps et de mesurer le sien. Attendre d’aller à la peinture, de se donner à elle, dans la plénitude d’une relation qui l’assure d’un véritable échange et d’un total épanouissement, tel a été le parti pris de Traquandi. Une attitude peu commune en des temps où l’on a vu tant et tant d’artistes soit se ruer sur la peinture dans le défoulement d’une figuration prétendument libre, soit en faire le deuil comme pour mieux affirmer qu’elle était un mode obsolète. La lente évolution à laquelle au contraire s’est astreint l’artiste procède tout à la fois d’une réflexion et d’une certitude et il n’est pas étonnant de constater alors que, le moment advenu, la peinture s’offre à lui sur les registres conjugués de l’ampleur, de l’étendue et de la vision. Mais peut-être, faut-il le souligner, en tout premier lieu au regard d’une intrusion de la couleur. Comme si elle était – et comme elle l’est, en effet – consubstantielle au fait même de peinture. Dans cette façon de premières armes, telles que Traquandi se les ait affûtées, tout y est en effet en béances formelles et en stridences chromatiques. Tout y est invasion, intrication et jubilation.
Si le motif floral s’est imposée au peintre comme un référent idéal, illustré ici par cette espèce de lys blancs dits de Casablanca, c’est qu’il est par excellence le vecteur assuré de la réussite d’une telle aventure. La vision rapprochée qu’il nous en donne lui permet non pas de le faire éclore sur un mode qui serait par trop botanique mais de le faire littéralement imploser dans la splendeur immaculée de la peinture. Comment ne pas penser dès lors à des noms aussi prestigieux que ceux de Georgia O’Keeffe ou de Willem de Kooning ? Il y va comme chez elle d’une même « idée de remplir un espace de belle manière » ou comme chez lui de grands coups de brosse, vifs et rapides, qui visent à occuper l’espace sans laisser le moindre endroit au repos. Quelque chose d’une vitalité est à l’œuvre dans cette série de fleurs, qui n’est pas tant de l’ordre végétal que d’une mesure proprement picturale. Car c’est d’abord et avant tout d’un simple plaisir de peindre qu’il s’agit. « Il est question à un moment donné de rentrer dans ces formes et c’est là qu’il y a le plaisir », déclare volontiers Traquandi à qui veut bien l’entendre. C’est que, comme l’affirme Malevitch : « Lorsque l’artiste peint, il plante de la peinture et l’objet lui sert de plate-bande : il doit alors semer la peinture de manière à ce que l’objet disparaisse, car c’est de lui que sortira la peinture que voit l’artiste ». Les fleurs ne servent à Traquandi que de plate-bande et pousse sur ses toiles « la peinture nécessaire ».

Philippe Piguet