Richard TUTTLE

Né en 1941 aux États-Unis - vit aux Etats-Unis

L’œuvre de Richard Tuttle est, depuis les années 1960, protéiforme, multiple, hétérogène, passant de petites constructions sur toile à des dessins au fil de fer à des assemblages primitivistes en bois à des sculptures de toiles libres et de tasseaux… dans une grande liberté dans l’approche des matériaux, de la couleur, des dimensions ou des modes techniques. Aussi, aborder, une pièce en particulier pour évoquer ce travail peut sembler un peu boiteux tant cette œuvre est difficilement réductible ne serait-ce qu’à un parcours logique et une globalité lisible, mais essayons tout de même de le faire – une fois cette précaution oratoire donnée – sur une des deux œuvres de l’exposition, Paris Piece I (1990).

L’œuvre est constituée de trois parties. La première est un morceau de bois peint, la deuxième est une toile peinte, la troisième est un morceau de bois sur lequel est tendu du vinyle peint. L’œuvre doit être disposée entre le sol et le mur, dans un angle précis et un mode d’emploi donne des indications sur la distance entre les différents éléments et la manière dont le tissu doit pendre – l’accrochage des œuvres de Tuttle est toujours très précis, au millimètre quand l’artiste s’en charge : « Mes petites œuvres, aussi petites soient-elles, sont très liées, par exemple, à la hauteur où elles se trouvent par rapport au sol. La précision est telle qu’à trois millimètres près ces œuvres fonctionnent ou ne fonctionnent pas1. ».

L’œuvre, mesure 137 cm de haut et, donc, est assez basse, semble trop basse, donne l’impression de devoir être accrochée à hauteur d’homme pour être vraiment visible – ou demande à s’accroupir – ou n’offre qu’un regard en plongée qui écrase un petit peu la pièce. Le regard frontal traditionnel sur l’œuvre est rendu malaisée – à moins de la regarder d’assez loin ce qui n’est pas la meilleure condition. Bien que le tissu et le bois recouvert de vinyle soient accrochés, l’œuvre semble en attente ou, plus précisément, dans un entre-deux – ce qu’elle est littéralement par sa position sol/mur. C’est à partir de cette position, de cette relation que j’aimerais écrire.

Dans un entretien avec Jean Daive, Richard Tuttle affirmait : « J’aimerais restituer le monde mystique, ce qu’il est, un monde plein de couleurs, un monde où le corps est le plus lui-même, est le plus à l’aise. Cela va bien avec les pièces bleues et rouges de l’exposition »2. Cela tombe bien comme ce sont les couleurs de l’œuvre et si l’on s’en tient à la définition que l’artiste pose du mysticisme, c’est, justement, le passage d’un monde à un autre3. Paris Piece I semble être un passage entre un monde et l’autre, entre le monde réel (le sol) et un monde virtuel (le mur) – si l’on pense que le mur est, pour la peinture, la condition de sa virtualité. L’œuvre, en cela, est un retournement paradoxal. La plaque de bois plane peinte presque comme un tableau, avec une perspective – espace virtuel – est posée au sol tandis que la partie tridimensionnelle, affichant le plus sa matérialité, est au mur, dans l’espace dévolue à la virtualité. Plus que le retournement de la sculpture en peinture et de la peinture en volume, c’est la possibilité du passage qui est affirmée ici, du réel au virtuel dans tous ses constituants : par les matériaux, la peinture et leur disposition ; ou il s’agit de la possibilité qu’a un espace virtuel d’être réel et d’un espace matériel d’être virtuel et du passage entre deux matérialités et deux virtualités différentes.

Cette virtualité semble être déjà toute contenue dans la pièce de bois qui constitue la partie inférieure de l’œuvre. La découpe particulière sans être régulière, donne une perspective qui tend la pièce du sol au mur, la dirige vers. Cette direction est renforcée par la perspective du damier bleu. Cette grille est interrompue au deux-tiers de la hauteur et la planche apparaît presque nue, vaguement recouverte d’un badigeon blanc qui agit comme une cassure – ou pliure si l’on tient à l’idée de virtualité. Le bas est un espace virtuel qui se casse contre l’espace réel au moment même ou la plaque se rapproche du mur pour s’y appuyer. Les coulures blanches du badigeon qui dégoulinent sur le damier bleu agissent comme liaison tout en annulant momentanément la virtualité de la partie inférieure ou en assurant la présence d’un élément réel – la couleur coule – sur une image – un non-réel.

Le tissu qui vient pendre par-dessus la plaque touche et recouvre à la fois les deux espaces en une toile sans châssis, une peinture en forme de dépouille lamentable qui montre comme – et je tiens à ce comme – un effondrement du tableau et de la peinture – en tout cas de manière analogique. Il en affirme la matérialité intrinsèque – ce que l’on oublie trop souvent quand l’on regarde une exposition de tableaux – tout en montrant ses dessous – la toile montre à la fois son endroit et son envers. Les montrant, elle donne une autre matérialité à la couleur. La couleur ne fait pas image, mais elle est également juste badigeonnée et passe à travers cette toile non apprêtée : elle la macule. Elle est à la fois peinture et salissure, éclat coloré et résidu – ce que toute personne qui a peint, même un mur, sait, mais ce que savent encore mieux les peintres. Il est question, dans cette partie encore, de passage, entre l’endroit et l’envers, l’éclat et son contraire, la peinture et la teinture…

Le morceau de bois recouvert de tissu vinylique est ce qui se rapproche le plus, dans sa matérialité d’un tableau – un tissu tendu sur un châssis –, mais un tableau à la forme étrange et inhabituelle qui est autant objet que peinture, qui se maintient autant dans l’espace entre les deux – ce que font tous les constituants de l’œuvre. En partie caché, dissimulé, il permet aussi, dans sa relation avec la toile libre bleue de faire que celle-ci s’amalgame en partie à elle en un espace pictural et non plus simplement un morceau de tissu maculé. Il rabat cette toile libre, bleue et blanche à un univers pictural qui lui appartient et vient la compléter – mais qu’elle contredit quand elle se plie et vient la recouvrir : quand elle se rabat, par son poids sur ce tableau rouge –, de la même manière que cette toile bleue et blanche vient compléter la plaque bleue et blanche qui se trouve en dessous comme on aura remarqué que le quadrillage, la grille qui la marque, reprend frontalement – ce qui est normal puisqu’elle se trouve au mur – , celle de la plaque de bois – grille en perspective puisque se trouvant en oblique.

Ce que je viens d’affirmer est que tout dans cette œuvre est conduit par une matérialité fondant une grammaire analogique dans une relation dialectique qui joue de l’articulation. Cela ne résout rien de l’œuvre, ni du prétexte qui l’a provoquée, ni de ce qui se joue en elle au-delà de ses relations formelles, mais éclaire son contexte sensible, établit un manière de penser bien éloignée des deux autres propositions – celle de Toroni, comme celle de Filliou. Jean-Charles Vergne, dans sa première notice sur l’œuvre – conservée dans les collections du FRAC Auvergne – avait écrit : « Ainsi Paris Piece I pourrait entretenir un lien avec une représentation stéréotypée d’une vue en perspective de la Seine à Paris, surplombée par un soleil rougeoyant4 ». Je maintiens pour lui : oui, il est possible que l’œuvre évoque ceci, mais tout autant qu’elle s’en détache ou prolonge cette expérience en une autre toute nouvelle pour le spectateur et comme l’affirmait l’artiste : « En réalité, j’utilise les matériaux de l’œuvre pour mettre en relation les matériaux de l’artiste et ceux du regardeur »5. En bref, il n’y a qu’à voir – dans le sens restrictif du terme.

Eric Suchère

1 Richard Tuttle, interview dans Never not an artist, réalisée par Chris Maybach, DVD édité par le San Francisco Museum of Art, 2005.
2 Jean Daive, « La pensée du presque rien, entretien avec Richard Tuttle », traduction Éric Suchère, dans Saint-Jacques, Camille et Suchère, Éric (dir.), Le Geste à l’œuvre, Richard Tuttle & pratiques contemporaines, Montreuil-sous-Bois, éditions Lienart, 2011, p. 144.
3 Ibid., p. 143.
4 Jean-Charles Vergne, « Richard Tuttle », dans Vergne, Jean-Charles (dir.), Aux dernières nouvelles, la collection du FRAC d’Auvergne 1990-2000, Clermont-Ferrand, FRAC Auvergne, 2000, p. 282.
5 Entretien avec Jean Daive, op. cit., p. 143.

L’art de Richard Tuttle procède d’un assentiment donné au réel qui relève d’une réalité, d’une littéralité parfois vertigineuse, d’une présence ineffable du matériau, aussi rudimentaire soit-il.
Tout, dans l’art de Richard Tuttle, procède d’une indifférenciation entre l’art et l’existence et, si cette affirmation semble pouvoir relever du poncif, elle n’en est pourtant que très réelle dans la posture spécifique qu’occupe Richard Tuttle dans la création artistique de ces quarante dernières années. Tout, dans l’art de Richard Tuttle, procède d’un processus consistant à dégager l’œuvre de ce qui pourrait l’encombrer, à en écarter le superflu pour n’en conserver que le strict essentiel, quitte à produire des œuvres si petites et desquamées qu’elles amènent leur spectateur à scruter les minuscules craquelures du mur, à regarder les plinthes, à mesurer d’éventuels écarts de teinte sur le blanc du mur, à comprendre aussi que la modestie nécessite une grande exigence. Ce principe de sincérité et de désencombrement, par son absence de prétention, probablement poussé à son acmé avec les travaux en fil de fer de la fin des années 70 – un clou, un morceau de fil de fer fin, et une ligne de graphite –, a probablement poussé les limites de la définition de l’œuvre d’art.
Partant de là, et pour reprendre Germano Celant, « l’art de Tuttle évite le concept de vérité. Il est impossible de concevoir une vérité du travail, fixée et rigide ; cette fixité n’est que transitoire. Tout n’est qu’expérimentation. […] La chose alors se définit d’elle-même et, selon l’esprit du zen, elle est livrée à elle-même. […] Il est impossible de la définir, on ne peut que la vivre. » En ce sens, l’art de Richard Tuttle est avant tout une expérience de l’être livrée par la création. Elle concerne tout autant la relation intime que l’artiste entretient avec ses œuvres lorsqu’il les crée, que la relation qu’entretiennent les spectateurs avec ses œuvres lorsqu’ils les voient. Et souvent les spectateurs avouent n’avoir pas compris au début la portée de ces œuvres, avouent les avoir longtemps regardé « à retardement », c’est-à-dire sans les voir réellement, mais les retrouvant d’une manière ou d’une autre plus tard, dans la réalité, en se disant que telle ou telle chose vue aurait pu être une œuvre de Richard Tuttle, que cela n’en est pas une et que, de toute évidence, quelque chose de supérieur est en jeu dans son art, comme la faculté de développer un autre regard, d’être capable de voir des choses, des détails, d’une façon qui aurait été impossible ou du moins que nous n’aurions pas pu voir auparavant.

« Voir un travail, pour moi, représente une forme d’énergie, que ce soit moi qui voie le dessin et qui l’exécute, ou bien le spectateur qui le voie et qui l’appréhende ; il n’y a aucune différence. D’une certaine façon, mon dessin intègre l’idée du spectateur. Puisque le dessin est déjà là, le spectateur n’a pas besoin de le dessiner, mais il peut l’appréhender sans le dessiner. Il y a une grande similarité entre la réalisation physique, concrète, d’un dessin et son appréhension mentale. Quand j’exécute un dessin et que le spectateur l’appréhende, je crois qu’il s’établit une espèce de communication. C’est un aspect passionnant de la nature humaine. […] La question reste posée : sommes-nous, oui ou non, capables d’appréhender qui nous sommes ? Sur un dessin, au moins, on peut dire qu’on l’a appréhendé de façon immédiate. » (Une conversation avec Richard Tuttle », Richard Tuttle, Wire Pieces, capcMusée d’art contemporain de Bordeaux, 1987, p.17).
L’oeuvre de Richard Tuttle impose le silence au langage et, davantage, pulvérise tous les métalangages qui tentent de définir le langage lui-même, le discours autour du langage. Il n’y a pas d’interprétation ou, lorsqu’une tentative d’interprétation est entreprise, elle ne peut, au mieux, que circonscrire vaguement l’œuvre ou, au pire, la dévaluer, en émietter la substance profonde. Voir une œuvre de Richard Tuttle doit procéder d’un désapprentissage de tous les réflexes d’interprétation qui habitent naturellement son spectateur. Voir une œuvre de Richard Tuttle revient alors à accepter d’accéder à une réalité intraitable, au sens d’une réalité impossible à « traiter », à « décrypter » en d’autres termes que les siens propres.

Jean-Charles Vergne