Clemens von WEDEMEYER

Né en Allemagne en 1974 - Vit à Berlin

Depuis 1998, Clemens von Wedemeyer réalise des films expérimentaux et des courts métrages de fiction, plusieurs fois primés dans de nombreux festivals internationaux. Son travail est symptomatique d’une nouvelle génération d’artistes qui parvient à croiser les syntaxes du cinéma, de la photographie et de la vidéo. Jouant de cette ambiguïté des médias, ses films font preuve d’une précision de l’image, d’une extrême méticulosité du montage, d’un choix des décors et des acteurs dignes d’un long métrage tourné avec les moyens traditionnels du genre.
Sur une pelouse, la nuit, deux cent personnes attendent les instructions d’une équipe de tournage. Les deux cent figurants jouent dans un film tourné par une fausse équipe – constituée de comédiens du théâtre municipal de Leipzig – elle-même dirigée par une équipe que l’on ne verra pas. Le tournage du film a été annoncé dans les médias et le casting a été réalisé les 12 et 13 octobre 2001, à la suite d’annonces parues dans les journaux et sur Internet. Ils ne savent pas vraiment pour quel genre de film ils ont été choisis et n’en connaissent que le titre, Occupation, dont la traduction, équivoque, signifie à la fois « métier », et « occupation » pris dans le sens de « passe-temps » ou d’action d’occuper, d’envahir un territoire et d’en assujettir la population.
De « métier », il en est clairement question dans cette oeuvre puisque Clemens von Wedemeyer s’ingénie à disséquer les mécanismes qui régissent la réalisation d’un film : acheminement du matériel et difficultés de la maîtrise de l’environnement naturel, choix et briefing des figurants, équipe de tournage, éclairages, prise de son… Le langage du cinéma est lui-même décrit et soigneusement découpé afin d’en faire apparaître toute la structure. La vidéo projetée (le tournage d’un film), le making of diffusé sur écran TV (le tournage du tournage d’un tournage), les dialogues transcrits sur papier, la distinction entre cinéma et télévision… sont autant de manières de décrypter le langage filmique. Ce décryptage procède aussi par évocations et références à d’autres réalisateurs : Sergueï Eisenstein (montage de l’image dans Le Cuirassé Potemkine en 1924), Jean-Luc Godard (montage sonore dans Pierrot le Fou en 1965), Woody Allen (le film dans le film avec La Rose pourpre du Caire en 1985), Frederico Fellini (histoire de l’histoire d’un film avec Huit et Demi en 1963)… La bande sonore elle-même emprunte un extrait à la musique composée par Georges Delerue pour Le Mépris réalisé par Jean-Luc Godard. Mais, au-delà de cette dissection filmique, Occupation est aussi une métaphore du contrôle, de l’ordre et de la relation du pouvoir à la société et à la sphère sociale. Le mépris de l’équipe de tournage (l’élite) pour les figurants (la masse), la manière dont un peu de nourriture – un beignet – est jetée cyniquement au groupe, les ordres illogiques du réalisateur et de son assistante, pressant peu à peu les deux cent figurants dans un espace de plus en plus réduit, montrent la dérive d’un pouvoir en pleine démesure, jusqu’à ce que le groupe se disloque brutalement, s’évadant littéralement du cadre. Durant le tournage, le groupe de figurant est doublement circonscrit par l’équipe de réalisation postée en cercle et par une zone délimitée par des lignes blanches peintes au sol, frontière immatérielle de la taille d’un écran de cinéma que les figurants ne peuvent franchir sous peine d’invectives hurlées dans un mégaphone. Ces lignes rappellent celles d’un stade et transforment du coup le terrain en arène.
Par ailleurs, le contexte du film laisse planer l’ombre des camps et du passé allemand grâce à quelques indices judicieusement essaimés : éclairages violents, animalisation de la masse parquée, surveillance oppressante, neutralisation des identités, pouvoir distant et autocratique du chef, parole distanciée et déshumanisée par l’emploi mécanisé du mégaphone… Néanmoins, Clemens von Wedemeyer parvient à procéder au basculement de l’univers concentrationnaire « classique » vers une forme de surveillance et de contingentement des corps sans barrières ni menace armée. Dès lors, Occupation reconstitue la trame de tous les systèmes répressifs et de toutes les sociétés de contrôle (si bien décrites par Michel Foucault dans Surveiller et punir, publié en 1975) et de leur évolution récente. A l’instar des systèmes de surveillance vidéo urbains, dont on ne sait jamais si quelqu’un se trouve effectivement derrière l’œil de la caméra, Occupation montre l’oppression d’un groupe d’individu par le seul pouvoir d’un réalisateur – dont on ne sait s’il est absent ou présent -, supposé diriger une fausse équipe de tournage, mais avec de vraies caméras qui filment. Là où les choses tournent au cynisme, comme le révèle le making of, c’est qu’en définitive, la fuite des figurants fait bien partie d’un scénario prédéfini, la morale du film semblant être alors que la révolte sociale elle-même est un facteur prévisible et maîtrisable.

Jean-Charles Vergne