Robert ZAKANITCH

Né en 1935 à Elizabeth (États-Unis), vit et travaille à New-York

Le parcours de Robert Zakanitch est celui d’un artiste ayant traversé une profonde mutation en quelques décennies, du milieu des années 1950 aux années 1980. Il est utile de rappeler quelles sont les transitions diverses opérée au sein de son œuvre qui, loin d’être des ruptures, vont peu à peu lui permettre de synthétiser des choix a priori contradictoires pour fonder une peinture qui se situe, paradoxalement, au croisement du Minimalisme, du Color Field et d’une peinture décorative chatoyante d’une grande complexité formelle.

Après des débuts dans le domaine de la publicité, Robert Zakanitch décide en 1962 de se consacrer exclusivement à la peinture. Ses premières œuvres empruntent largement à la peinture expressionniste abstraite avant de s’orienter brièvement vers le surréalisme. En 1966 une nouvelle voie est empruntée, entre le Color Field et le Minimalisme, marquée par des préoccupations tournées vers les questions de surface, de motifs géométriques, de format, de bord. Les œuvres de cette période sont des peintures représentant des cercles colorés, sans doute influencés par les cercles concentriques que Kenneth Noland exposa pour la première fois à New York en 1959. En 1969, Robert Zakanitch utilise des châssis hexagonaux pour des compositions géométriques fondées sur des variations chromatiques subtiles, inspirées des gravures isométriques sur plastique que Joseph Albers expose en 1965 au MoMa dans une exposition déterminante, The Responsive Eye, qui pour la toute première fois réunit les artistes du mouvement de l’Op’Art. Dans les mois qui vont suivre, Robert Zakanitch va structurer ses compositions selon un principe de répétition de petits motifs géométriques aboutés, organisés en grilles, peints avec des tons très proches. Ces œuvres donnent à voir de faux monochromes, subtils dégradés du clair vers le sombre, vastes surfaces dont la couleur change imperceptiblement comme sous l’action d’une lumière rasante. La grille qui structure ces œuvres est presque invisible, masquée par les modulations ténues des valeurs chromatiques d’un motif à l’autre. En 1972, il incorpore pour la première fois un motif non abstrait dans l’une de ses peintures. Il s’agit de la silhouette d’un oiseau inspirée par l’image d’une affiche d’exposition de Joel Shapiro à la galerie Paula Cooper. Robert Zakanitch recouvre l’intégralité de la surface d’un tableau avec ce motif répété, ajusté comme les pièces d’un puzzle dont les couleurs varient imperceptiblement d’un motif à l’autre. C’est le commencement d’une transition déterminante au cours de laquelle les motifs géométriques seront peu à peu supplantés par l’utilisation de motifs figuratifs de plus en plus complexes, marqués également par un retour de la touche, du geste et par la combinaison de différentes techniques – aplats, matière, tamponnage, effacements – qui contribueront à dissimuler un peu plus la grille qui sous-tend la composition. En 1975, il rencontre Miriam Shapiro et fonde, avec elle, Robert Kushner, Joyce Kozloff et Tony Robbin, ce qui prendra par la suite l’appellation de Pattern and Decoration, réunissant un ensemble de pratiques fondées sur le décoratif, inspirées par les dimensions vernaculaires et exotiques de la peinture, par la question de l’ornement, puisant autant dans l’art chinois, marocain, japonais ou byzantin que dans l’architecture, la broderie ou les tapis indiens. En 1976, l’exposition Ten Approaches to the Decorative organisée à l’Alessandra Gallery marque le véritable commencement d’un mouvement dont l’influence sera déterminante, tant par sa façon d’imposer un renversement des catégories – entre l’art et l’artisanat – que dans sa manière de convoquer des pratiques considérées comme mineures en les combinant avec des protocoles formels hérités de mouvements éminemment théoriques comme le Minimalisme. En France, par exemple, Claude Viallat trouvera dans Pattern and Decoration et dans la peinture de Robert Zakanitch en particulier des éléments parfaitement cohérents avec ses propres préoccupations formelles. L’année 1976 est aussi celle du tout premier triptyque, For Louis Sullivan, dont la composition est comparable à celle d’Amazon, l’œuvre acquise par le FRAC Auvergne, avec ses deux parties latérales travaillant le même motif, la partie centrale étant réservée au traitement d’un autre motif. C’est aussi la première œuvre à incorporer la répétition d’un motif floral dont l’organisation procède toujours, mais de manière souterraine, à une composition en grille. Amazon est peinte en 1978 et, comme dans un certain nombre de peinture de la même période, la référence aux grandes Nymphéas de Claude Monet du Musée de l’Orangerie est incontournable, tant dans l’emploi des motifs floraux que dans le choix de grands formats panoramiques. L’organisation en panneaux évoque, aussi, les grands panneaux décoratifs de Pierre Bonnard, le motif décoratif quant à lui trouve également ses résonnances dans la peinture de Matisse. Sur Amazon, les fleurs de la partie centrale du triptyque sont plus grandes et d’une nature différente des fleurs représentées sur les panneaux latéraux et c’est la couleur qui procède de l’harmonisation de l’ensemble, jouant de dégradés du rose clair au rouge sombre selon un système de renversement : les panneaux latéraux dégradent le rose clair vers le rouge sombre de haut en bas alors que le panneau central effectue le mouvement inverse. On retrouve ici la technique de lent dégradé des valeurs chromatiques qu’employait déjà Robert Zakanitch dans ses peintures minimalistes de la fin des années 1960, tout comme l’on retrouve la présence – certes beaucoup moins visible – de la grille qui prévaut à l’organisation de la composition. La question du bord, déjà présente aussi dans les années 1960, est ici clairement affirmée dans la manière dont sont traités les bords supérieurs et inférieurs du triptyque et, plus encore, dans la façon dont les quatre angles de l’œuvres demeurent en réserve, une réserve traitée comme un motif floral en négatif. Non seulement la couleur se dégrade dans ses valeurs, mais les motifs eux-mêmes s’infléchissent, se retournent, passent du plein au vide, toujours selon un principe de transition progressive, une transition d’une grande technicité qui joue autant des dégradés de couleurs que du tamponnage de minuscules motifs floraux qui tapissent toute la surface, se répètent, changent de ton, sont parfois recouverts, sont parfois en relief, etc. Le traitement du panneau central est plus en matière que les panneaux latéraux, le traitement s’harmonisant avec la taille des motifs. Les grands motifs floraux sont plus expressionnistes que les petits et versent parfois dans une abstraction qui vient contredire la dimension décorative et vernaculaire. Les motifs se répètent mais pas de manière absolument identique et les panneaux latéraux ne sont pas des compositions en miroir, contredisant ainsi l’organisation orthonormée de l’œuvre qui structure pourtant sa composition, montrant aussi l’écart entre une répétition mécanique et l’action imparfaite de la main. Les fleurs elles-mêmes ne sont pas inspirées par des fleurs réelles mais par des motifs de linoleums… On l’aura compris, tout se joue, dans la peinture de Robert Zakanitch, sur la question des appartenances et des écarts : appartenance aux origines minimalistes de sa peinture et écarts vers le vernaculaire, appartenance à une volonté de distanciation mécanique et écarts vers le geste et ses imprécisions, appartenance à un ensemble de protocoles formels et écarts systématiques hors de ces protocoles, appartenance à une apparente simplicité décorative et écarts dans une maîtrise de la complexité de la surface, etc. La peinture de Robert Zakanitch est une peinture des limites, des territoires investis et transgressés, une peinture que l’on pourrait comparer à de la musique de variété mais une musique de variété très élaborée, très écrite, tellement écrite qu’elle parviendrait à s’échapper d’une fatale disparition pour entrer dans la pérennité des œuvres essentielles pour leur époque, tant pour les spécialistes que pour les néophytes – ce que l’on nomme communément le « grand public »… La peinture de Robert Zakanitch a su, sur quelques décennies, opérer une mutation de grande amplitude, parvenant finalement à combiner les expérimentations les plus pointues à une esthétique populaire, renvoyant autant aux peintures faussement banales de vases au fleurs d’Edouard Manet qu’à celles, sur le même sujet, peintes par Denis Laget entre 2015 et 2016 – et je reviens à l’analogie musicale en ayant à l’esprit la façon dont la musique de Scott Walker a pu opérer de manière comparable entre 1967 et 1995, expérimentale tout en frayant avec une musique de crooner, déterminante pour de nombreux musiciens (de David Bowie à Tom York en passant par Mark Hollis) tout en demeurant finalement assez confidentielle.

Jean-Charles Vergne