Caroline ACHAINTRE

Née en France en 1969, vit et travaille à Londres

Accrocher une chose sur un mur – que cette chose soit un tableau, un papier peint ou une tenture – ou poser une chose sur un sol – que cette chose soit une sculpture, un parquet ou un tapis –, c’est bien sûr exhiber cette chose, avec ses qualités de surface et ses caractères plastiques, mais c’est aussi, indissociablement, occulter l’étendue que recouvre la chose. Le gain de visibilité se paie inévitablement par une perte. Ce qui se dévoile se paie de ce qui sombre dans l’invisibilité.

Bat-8, de Caroline Achaintre, pousse cette dialectique à son comble, affirmant jusque dans sa forme et son titre sa dette envers la nuit : sa silhouette est celle d’une chauve-souris, telle qu’elle est stylisée dans la culture populaire, depuis les déguisements d’Halloween jusqu’à l’insigne de Batman, en passant par le maquillage d’Alice Cooper, Gene Simmons ou Rob Zombie. Mais c’est aussi un loup (au sens d’un masque de velours, de satin ou de soie, de textile donc, comme l’œuvre de Caroline Achaintre) puisque les deux trous dotent cette forme d’un regard, manifestant la capacité qu’a cet étrange costume de nous regarder. En cela, l’objet acquiert une présence, celle d’une sentinelle ou d’une vigie investie d’un pouvoir de surveillance, comme les imaginis des maisons patriciennes de la Rome antique. Mais l’imago ne renvoie pas seulement, en latin, au visage sculpté des ancêtres, elle évoque aussi le rêve, l’hallucination, le reflet dans un miroir, le fantôme…Celui qui regarde Bat-8 – et peut-être même surtout celui qui lui tourne le dos – est regardé par elle.

Que le loup, comme la chauve-souris, appartienne à un bestiaire lié au fantastique n’est sans doute pas fortuit. Ce sont des créatures du crépuscule et de l’entre-deux, tout comme la technique employée par Caroline Achaintre se tient comme à califourchon entre les formes associées à l’art et les métiers de l’artisanat. Comme toutes les œuvres textiles de l’artiste (qui, par ailleurs, travaille aussi la céramique), Bat-8 est réalisé selon la technique du tuftage (de l’anglais tuft, « touffe »), utilisée dans la fabrication de tapis, qui consiste à placer la laine brin par brin dans un canevas, au moyen d’une aiguille ou d’un pistolet. La longueur excédentaire des brins est délibérément laissée pendante, occasionnant une sorte de délitement et d’effondrement de la figure. On songe encore aux longues fibres végétales dissimulant le corps des danseurs dans certains masques africains traditionnels. Au regard des règles du métier, cette extravagance (au sens étymologique d’une errance au-delà des limites) produit une perversion de la norme. Toute l’élégance et la virtuosité qui pourraient être attachées à l’art textile s’en trouve gauchie, voire pervertie, et produisent des textures et des couleurs proches d’une mare fangeuse ou du pelage souillé de quelque animal bariolé. Les catégories du tragique, du kitsch, du pictural, de la vêture, de l’ethnographie, du rite, de la technique, du pop, se trouvent ainsi liées de manière indémêlable, en une œuvre fondamentalement hétérogène.

 

Karim Ghaddab