Etel ADNAN

Née au Liban en 1925 - Décédée en 2021

Née en 1925 à Beyrouth, Etel Adnan a vécu en France, aux États-Unis et au Liban et est l’auteur d’une œuvre poétique et romanesque reconnue dans ces trois pays, une œuvre engagée aussi bien politiquement que poétiquement. Si elle écrit aujourd’hui en anglais, certains de ses livres, dans les années 1970 et 1980, ont été écrits en français, langue qui n’est, pas plus que l’anglais, sa langue maternelle ou, plutôt, devrait-on dire ses langues maternelles puisque sa mère était grecque et son père syrien et que sa famille parlait le grec et le turc – et tout ceci dans un pays arabophone. On pourrait considérer que sa pratique de la peinture est un moyen pour dépasser les barrières de la langue, mais comme elle l’a elle-même affirmé, ce n’est pas parce que la peinture est visuelle qu’elle est toujours compréhensible et, pour l’artiste, la peinture doit s’apprendre comme un langage. D’autant plus que cette pratique est arrivée, par hasard à la suite d’une remarque que lui avait faite, alors qu’elle enseignait l’esthétique, une de ses collègues artistes « Vous parlez de peinture, mais est ce que vous êtes peintre ? » et c’est pour comprendre, enfin, cet art qu’elle s’est mise à en faire, entreprenant une œuvre presque parallèle à sa pratique scripturale mais dont elle ne peut évidemment être détachée – j’y reviendrai.

Ses premières œuvres abstraites, influencées par la peinture de Nicolas de Staël, étaient des toiles maçonnées composées de surfaces rectangulaires imbriquées dans des couleurs solaires. Elle va se libérer de cette influence assez rapidement en construisant des motifs tirés de paysages réels même si la couleur et la simplification des formes resteront dans un registre lyrique proche de la deuxième école de Paris. Que ce soit dans ses peintures inspirées par la mer ou par le mont Sannine au Liban, par le Tigre en Irak ou par le mont Tamalpais en Californie, ses œuvres, d’un format réduit, exaltent la couleur et, bien qu’elles soient stimulées par le paysage, elles n’en sont pas la copie ou la retranscription. Le monde et sa beauté sont à l’origine mais il s’agit de produire un paysage mental le plus souvent exécuté en une seule séance, à distance du paysage réel, où la peinture reprend son autonomie dans une structuration de surfaces colorées non modulées où la profondeur est niée. Évocations d’archétypes du paysage, sa peinture est un hymne visuel désencombrée de toute figure humaine, à distance du sujet dans l’acte qui consiste à voir, à percevoir, ce qui se trouve au loin et à ingérer ce lointain, à le transposer en une surface éminemment colorée. C’est la couleur, son énigme, qui est au cœur de cette peinture : « Je suis assise, comme toujours, en face du mont Tamalpais et je n’arrive pas à me remettre de ses verts profonds. C’est clair, c’est vide. Mon esprit est angoissé par la couleur. Le couleur est le signe de l’existence de la vie. Je me sens comme croyant, comme étant dans un état de pure croyance, d’affirmation. J’existe parce que je vois la couleur. Parfois, à d’autres moments, c’est comme si je n’existais pas, quand la couleur semble une forteresse imprenable, inaccessible et étrangère. Mais l’on ne peut posséder la couleur, seulement accepter sa réalité. Et si l’on ne peut posséder la couleur, aucune possession n’est possible. Pour quoique ce soit(1) ». Il s’agit, donc, d’un abandon du sujet – psychologique – d’un détachement du corps, de l’histoire, de la politique en un monde enfin pacifié et c’est en cela que la peinture est le contrepoint de sa poésie où tous ces éléments sont, au contraire, au centre.

Éric Suchère

1- Etnel Adnan, Journey to Mount Tamalpais, Post-Apollo, Sausalito, 1986, p. 51, traduit par Éric Suchère.

 

 

Du souvenir d’un paysage il ne reste souvent qu’une imprécision, une intonation, un sentiment. La manière dont se fixe mentalement le souvenir des étendues est conduite par le fugace, par le floutage, par l’impossible suture entre les focales multiples et les mises au point éparses assemblées par la circulation de notre regard. Nous n’avons des paysages qu’une mémoire impure ajoutant aux bribes de formes et de couleurs un entremêlement de sensations mouvantes qui n’appartiennent pas au monde des images mais davantage à celui du corps. Brise venteuse ou chaleur solaire sur la peau, éblouissements, sons d’oiseaux, de bruissements d’arbres, de ruisseaux ou de vagues en son Dolby parasité et imparfait se surimposent aux pièces manquantes d’un puzzle visuel presque impossible à compléter. C’est sans doute la raison pour laquelle l’admirable sensible d’une peinture de paysage n’advient que rarement dans les formes les plus abouties et fidèles à la forme visible des choses. C’est plutôt dans la réduction, voire dans l’imperfection ou le gauchissement, qu’une peinture de paysage parvient à s’offrir comme le catalyseur du regard. C’est ainsi que, grâce à l’œuvre, nous inventons nos propres étendues.

La peinture d’Etel Adnan est ainsi constituée, dans une simplification fondée sur une merveilleuse intuition de la couleur et sur d’infimes variations chromatiques appliquées en formes simples, au couteau à palette, réalisées à plat sur une table ou sur un bureau. Conjointement à sa pratique de la poésie, du roman et de la philosophie, Etel Adnan s’est obstinément consacrée à peindre de petits paysages à partir de quelques horizons qui lui étaient chers. Ce paysage, comme tous ceux qu’elle a réalisés avec délicatesse et retenue, est ramené à ses masses les plus immédiates – un soleil, une ligne d’horizon, le vert d’une étendue végétale, les amas de quelque monticule rocheux… – auxquelles la couleur insuffle une intensité qui tient autant de la langue poétique que de l’ineffable simplicité d’un regard porté sur la beauté du monde. Bien qu’Etel Adnan ait été admirative de Paul Cézanne, Nicolas de Staël, Clyfford Still ou Richard Diebenkorn, sa peinture reste imprégnée de sa culture arabe d’origine, dans le décoratif assumé comme dans la dimension contemplative, presque mystique, impulsée par ses petits tableaux, toujours à mi-chemin entre la proximité du paysage et leur immensité. Elle notait, dans un aller-retour fulgurant entre l’immensité et le proche : « Orbiter 2 est envoyé sur Mars. Cet espace nouveau sera sondé à distance par des yeux humains, via de froids instruments. Dans le jardin, des verts vivaces émergent de la neige, de la neige légère, et la porte filtre les bruits. Schubert à la recherche d’un abri. La saison, en ce mois de février, s’agite sous l’épiderme du sol.1 »

Jean-Charles Vergne

1– Etel Adnan, Le destin va ramener les étés sombres, Paris, Points, 2022, p. 31.