Darren ALMOND

Né en Grande-Bretagne en 1971 – Vit en Grande-Bretagne

Darren Almond pratique un art polymorphe au sein duquel sont indifféremment employées la vidéo, la photographie, la sculpture et l’installation, autour de préoccupations essentiellement liées au temps et à la mémoire historique. Si certaines de ses œuvres se sont attachées à la sphère familiale de l’artiste et à la manière d’éprouver le temps à travers le vieillissement de ses parents, en filmant son père ou sa grand-mère pour de vastes installations multi-écrans, le cœur de son activité s’est concentré ces dernières années sur des sujets impliquant des lieux et des événements majeurs de notre histoire récente.
Les dizaines de photographies qui constituent la série intitulée Night + Fog montrent des forêts clairsemées, des arbres décharnés comme s’ils avaient été ravagés par un incendie, des paysages de neige sans qualité, plongés dans une morne grisaille. Aucune trace de vie. Nous ne sommes pas très loin de la mélancolie des peintures romantiques exécutées par Caspar David Friedrich au 19ème siècle et pourtant le sujet de ces œuvres ne concerne aucunement l’esseulement ou la contemplation poétique et affectée du paysage. En effet, ces forêts sont celles qui environnent la ville sibérienne de Norilsk qui fut l’un des plus vastes centres d’internement de prisonniers politiques de l’ère des goulags staliniens. Ici furent mis aux travaux forcés plus de 300000 hommes et femmes, chargés d’extraire le nickel d’un des sites les plus riches en minerai de la planète. Cette activité d’extraction s’est poursuivie après la fermeture du camp de travail et le rachat du territoire par la Norilsk Nickel Company, l’une des plus importantes compagnies minière à l’échelle internationale, aujourd’hui détentrice d’un pouvoir quasi monopolistique qui lui permet d’influer fortement sur le cours du nickel. L’extraction de ce minerai est l’une des plus polluantes qui soit en raison des tonnes de dioxyde de souffre qu’elle rejette. Cette zone géographique est actuellement l’une des plus polluées du globe : sa flore est littéralement brûlée et les 150000 habitants de Norilsk reçoivent chaque année plus de pluies acides que celles qui s’abattent sur l’ensemble des populations d’Amérique du Nord ou du Canada. Les conditions climatiques extrêmes – avec des hivers où la température chute régulièrement sous les -45°C – et la pollution sont responsables d’une espérance de vie de 10 ans inférieure à celle des autres Russes. Darren Almond a passé des mois à arpenter ces forêts carbonisées pour photographier ces contrées apocalyptiques. Le titre de la série, Night + Fog, est une référence directe au documentaire Nuit et Brouillard, réalisé par Alain Resnais en 1955 sur Auschwitz. L’effort de guerre nazi exigeait une très importante production de caoutchouc qui nécessitait d’utiliser de très grandes quantités de sel. La région d’Auschwitz, très riche en mines de sel, était l’un des principaux sites d’extraction, rentabilisé par la main d’œuvre que l’on sait.

Réalisé en Indonésie, sur les monts escarpés du volcan Kawah Ijen situé sur l’île de Java, Bearing (« porter ») utilise les codes filmiques du genre documentaire. Le sujet de Bearing n’est pas inédit, le volcan Kawah Ijen ayant fait l’objet de nombreuses émissions de télévision, articles dans la presse internationale, vidéos de touristes mises en ligne sur YouTube ou Dailymotion. Le site attire un flux constant de touristes en quête d’aventure, d’exotisme et de trekking, habités par les frémissements d’une conscience politique altermondialiste qui confère à leur périple les allures d’un voyage engagé. Le Kawah Ijen dégage en permanence de gigantesques quantités de soufre gazeux qui, au contact de l’air, se liquéfie puis cristallise, prenant la forme de concrétions jaune vif que les villageois qui vivent dans la caldeira du volcan extraient et vendent au poids, au prix d’un travail harassant et particulièrement dangereux pour leur organisme. En raison des caractéristiques géologiques extrêmes du site, l’exploitation du minerai de soufre est une activité risquée. Le lac qui occupe le cratère du volcan, considéré comme le plus acide du monde, dégage continuellement de fortes émanations toxiques de dioxyde de carbone et d’acide chlorhydrique. Au fond du cratère, où s’effectue l’exploitation du soufre, les vapeurs de dioxyde de soufre, de sulfure d’hydrogène et d’acide chlorhydrique attaquent sévèrement les muqueuses de ces travailleurs œuvrant dans des conditions très semblables à celles de forçats.
Le film réalisé par Darren Almond, s’il repose sur des bases semblables en apparence aux documentaires déjà réalisés sur le sujet, adopte pourtant un mode filmique qui lui permet un déplacement singulier. Plutôt que de s’intéresser au Kawah Ijen dans ses aspects généraux, Bearing s’attache au cas particulier d’un homme, mule humaine charriant ses charges de soufre du fond du cratère jusqu’à la pesée, en Sisyphe exténué et asphyxié. Darren Almond suit ce travailleur, caméra à l’épaule, de la première étape consistant à casser des blocs de soufre et à les charger dans des paniers, jusqu’au moment où ces blocs sont déposés dans la balance qui déterminera le salaire à percevoir. Bien qu’ils distillent une somme d’indices plus qu’explicites sur le travail humain, ces deux moments ne sont que le cadre qui détermine le cœur du film, à savoir l’expression d’une durée qui se concrétise par un épuisement physique. Bearing montre un parcours qui n’est que l’unité d’un vaste recommencement. Le cheminement de l’Indonésien sur les pentes rocailleuses du volcan est l’unité d’un cycle quotidien lui-même inscrit dans le cycle, plus vaste, d’une vie de travail. La descente du sommet du volcan jusqu’à la pesée représente une certaine durée mais cette durée apparaît comme très relative lorsqu’on voit le film. Le temps subit une dilatation due à la souffrance et à l’asphyxie à peine empêchée par le bout de chiffon que l’homme enfonce dans sa bouche pour filtrer les émanations gazeuses toxiques. Comme souvent dans ses œuvres, il y a pour Darren Almond la volonté de démontrer combien la perception du temps est une affaire de perception intime de la durée. Ce ne sont plus les secondes qui scandent la temporalité qui vaut sur le Kawah Ijen mais le nombre d’inspirations et d’expirations du visage filmé en plan rapproché, le nombre de pas, le crissement rythmé de la charge suspendue dans les paniers qui pèse sur les épaules du travailleur, les quelques pauses nécessaires à l’accomplissement de la tâche. Et, bien plus, la scansion du temps est donnée par la superposition de tout cela : expiration, crissement, inspiration, deux pas, crissement, expiration, deux pas, yeux au ciel, inspiration, deux pas, chiffon coincé entre les dents, expiration, crissement, inspiration, crispation de la main sur l’osier d’un panier, expiration, inspiration… Le tournage en plan fixe sur le visage de l’homme forme une sphère d’intimité qui ouvre au spectateur un accès lui permettant d’éprouver la temporalité telle qu’elle est et non telle qu’elle se mesure.

Jean-Charles Vergne