AZIZ + CUCHER
Anthony AZIZ, né aux États-Unis en 1961 - Vit aux Etats-Unis. Sammy CUCHER, né au Pérou en 1958 - Vit aux Etats-Unis
Tous deux issus du San Francisco Art Institute, Anthony Aziz et Sammy Cucher travaillent de concert depuis 1990 sous le nom logotypé de Aziz+Cucher. Leurs œuvres résultent d’une collaboration totale, de la conceptualisation des idées à leur réalisation au moyen de photographies digitalement modifiées. Revendiquant une filiation étroite avec les écrits de philosophes ou de critiques tels que Guy Debord, Jean Baudrillard ou Roland Barthes, leur pratique photographique se décline autour de trois axes fondamentaux (le nu, le portrait, la nature morte) dans un but d’investigation des champs de la sociologie et de l’image.
Ce premier constat évoque indéniablement un profond enracinement de leurs œuvres dans l’histoire de l’art. Ce regard en arrière au parfum de postmodernité qu’opèrent Aziz+Cucher se fait parfois à l’aide de références clairement affirmées, à l’instar de After Man Ray (1996) directement inspirée de la photographie de Man Ray intitulée Noir et blanche (1926). Souvent les référents sont moins évidents, tels ces archétypes de portraits issus de la statuaire gréco-romaine ou de ses avatars du réalisme socialiste que Aziz+Cucher utilisent dans la série Dystopia (1994-1995). Cette série, à laquelle Mike appartient, est concomitante d’un travail entamé en 1992 sous le titre générique de Faith, honour and beauty, véritable point de départ de la collaboration des deux artistes. Les nus de Faith, honour and beauty, retouchés numériquement, délivrent une vision déshumanisée de l’individu : attributs sexuels arasés, beauté plastique lissée, corps parfait et ustensiles dignes d’un fidèle représentant de l’abondance consumériste (ordinateur portable, caméscope, manteau de fourrure, fusil d’assaut…). Ces nus semblent voués à affirmer le désir utopique d’un corps idéalisé, modifié par les technologies manipulatoires d’une société fascisante et eugéniste.
Cette capacité potentielle à transformer la forme humaine autorisée par la chirurgie plastique et par le clonage des embryons est stigmatisée dans la série Dystopia. Les hommes et les femmes y ont définitivement perdu leurs moyens de communiquer et d’exprimer toute émotion. Ainsi, Mike, homme dont la banalité est déjà celle d’un prénom commun sans patronyme, est un être hermétiquement scellé. Il ne peut ni se nourrir, ni parler, ni sentir, ni entendre, ni voir. Tous les orifices de son visage ont été digitalement obturés, par reports successifs de zones d’épiderme à l’aide d’un pinceau numérique. Ce mécanisme, qui reproduit métaphoriquement les processus du clonage et de la greffe de cellules, plonge inéluctablement le sujet photographié en crise identitaire. Aziz+Cucher, dans un accès de rationalisme effroyable, suppriment également les cils et les sourcils : les yeux sont clos ; le système pileux n’a donc plus d’utilité physiologique (protéger l’œil des poussières et de la sueur) et « doit » donc être rasé. Pourtant, malgré l’aseptisation du visage, malgré l’évanescence de l’identité, certains éléments – imperfections et rougeurs de la peau, luisances sur le nez symptomatiques d’une activité dermique – prouvent que Mike est bien vivant. Sa posture, comparable à celle du Penseur de Rodin, laisse même envisager qu’il soit encore capable d’une pensée, aussi végétative soit-elle. C’est en ceci que réside la force d’une telle œuvre, dans cette mise en scène du conflit entre l’oblitération de soi et le combat mené pour préserver une individualité.
Dès lors, cette œuvre investit simultanément plusieurs champs interprétatifs. Celui de la question de l’éthique en matière de génie génétique semble évident. Mais peut-être faut-il aussi prendre en considération une possible réflexion d’ordre social sur les dysfonctionnements parfois dramatiques que Aziz+Cucher relèvent dans une société américaine secouée par le mouvement dual du libéralisme et du puritanisme, où la liberté d’expression n’est que de façade.
Et sans doute y a-t-il une autre voie proposée par cette œuvre, soulignée par l’état de chosification de l’individu qui se cache sous le lisse du visage. Ce Mike pourrait être la représentation d’un Godot mâtiné de haute technologie. Mike s’apparenterait alors à un être en fin de partie, émergeant d’une absurdité ontologique, les yeux crevés par la démesure du progrès, à l’instar d’un Œdipe sans père ni mère.
Jean-Charles Vergne