Erwan BALLAN

Né en 1970 en France - Vit en France

La peinture d’Erwan Ballan est une peinture polymorphe dans ses matériaux : tarlatane, miroirs, silicone teintée, bois, pattes métalliques, scoubidous… Tous ces éléments, combinés ensemble peuvent donner lieu à des objets picturaux. Cela implique, d’abord, une distance face à la peinture, aux matériaux traditionnels de celle-ci et aux objets produits par ces matériaux traditionnels. Les propositions d’Erwan Ballan tiennent, apparemment, plus à la picturalité qu’à la peinture ou plus à la picturalité qu’au tableau. Cette distance est le produit d’un doute sur lequel je reviendrai.
Il y a, ensuite, une hétérogénéité matérielle des œuvres. Elles apparaissent comme impures, composées d’éléments aboutés, gagnées par des proliférations inattendues ou gangrenées par des pâtes plastiques débordantes. Elles font coexister des registres antinomiques où le corporel s’ajuste sur du mobilier, où une froide distance métallique se laisse déborder par une coulée informe, où la distance d’une image en miroir est ajointée aux marques visibles du travail manuel. Loin de la pureté moderniste, Erwan Ballan utilise et réutilise tous les registres matériologiques et, avec eux, tous les registres expressifs, dans une peinture de la combinatoire, du recyclage et du montage – et qui dit recyclage, mixage ou montage suppose une transformation des signes utilisés et de leurs sens. Ainsi, citant Sergueï Eisenstein, Erwan Ballan affirmait indirectement : « Il ne faut pas créer une œuvre, il faut la monter avec des morceaux tout faits, comme une machine. Montage est un beau mot. Il signifie mettre des morceaux tout prêts1. » C’est le cas de Thanks for all Lulu e.t.c…. qui combine un dripping de scoubidous s’échappant de blocs de couleurs informes eux-mêmes écrasés entre une plaque de verre et des structures de bois qui se dissimulent mal comme supports de l’épanchement coloré.
Non seulement, la peinture d’Erwan Ballan est polymorphe dans ses matériaux, mais elle produit des objets qui échappent à ce que la peinture produit traditionnellement : c’est-à-dire des tableaux. C’est ce qu’affirme l’artiste : « Ce qui a présidé et préside encore à mon travail, c’est l’impossibilité pour moi de considérer la toile et le châssis comme des espaces à occuper par une subjectivité. Il me semble que l’histoire de la modernité s’est élaborée par la déconstruction de ces espaces jusqu’à ce qu’il n’en reste à peu près rien d’eux qui n’ait pas été épuisé dans leur usage et leur signification2
On pourrait cependant penser qu’il s’agit de semblants de tableaux : le fait que ces œuvres soient accrochées au mur dans un rapport frontal au regardeur, à une hauteur qui est plus ou moins celle de son regard… permettrait d’envisager cette hypothèse. Mais plutôt que de tableaux, je crois qu’il faudrait parler d’anti ou de contre-tableaux. Souvent le mur est visible derrière l’œuvre – c’est le cas de celle du FRAC – ou des miroirs évitent que l’on s’absorbe dans la contemplation de ce qui fait face, que l’on s’y abîme, où la peinture déborde des limites données par le quadrilatère jusqu’à proliférer sur le mur et revenir emprisonner la plaque de verre telle une plante parasite ou bien des substituts de peinture viennent s’écouler en tas sur le sol. De plus, les œuvres d’Erwan Ballan laissent souvent apparaître leur machinerie, les bords et traces de fabrication. L’objet produit est d’abord une mise à distance de l’œuvre comme expression d’une subjectivité et de l’œuvre comme objet dont le but consisterait à méduser le regardeur. L’artiste désigne cette double mise à distance par le terme de « désillusionnisme pictural ».
La position est à la fois éthique et, donc, politique, ainsi que l’affirmait l’artiste dès 2002 : « Je conçois la peinture que je fais comme une peinture dont les conditions d’apparition seraient une gestion, c’est-à-dire une économie ou encore un “assemblage” de données historicisées et donc socialisées qui constituèrent le paradigme de la modernité en peinture, paradigme maintenant inactualisable. C’est une peinture qui, s’attachant à répondre à la question de l’impossibilité de peindre, s’oblige à reprendre à sa charge, en les assemblant, ces données de la peinture qu’un siècle de réduction moderniste, couplée et surtout exploitée par autant de capitalisme, ont réduit au rang d’objet de décoration ou servant celle-ci3. »
Pourtant, malgré ce refus et cette double distance, l’œuvre laisse échapper des indices d’affects. Ainsi, les scoubidous dans Thanks for all Lulu, e.t.c…. ramènent, par le matériau, à l’enfance, « univers qui ne cesse de nourrir mon rapport le plus intime avec les matières, les gestes4. ». Le titre, lui-même, est un hommage à sa grand-mère décédée et le e.t.c. ne signifie pas et cetera, mais fait référence à la comparaison que faisait Walter Benjamin entre la peinture et la marelle – autre jeu d’enfance – et les deux y sont, pour lui, entre « Enfer, terre et ciel et autres choses semblables ». Une dernière citation des propos de l’artiste éclairera, sans doute, ce rapport de l’enfance à la peinture : « Je me souviens par exemple de cette violence d’enfant (la mienne et celle de mon frère) par laquelle nous écrasions nos petites voitures sous les pieds d’un lit. Elles devenaient des amas de couleurs utilisables. Comme faire revenir dans la peinture quelque chose de semblable, où la “violence” réside peut-être moins dans la part de décision que dans la mise en œuvre de potentialités inédites des choses, des gestes qui les font s’articuler ensemble5 ? »

Eric Suchère

1- Eisenstein cité par Erwan Ballan, Hors champs, Nantes, École Régionale des Beaux-arts, 2006, p. 4.
2- « Entretien avec Pierre Manuel », dans Hors champs, op. cit. p. 42.
3- Briand-Picard, Claude et Perrot, Antoine (dir.), La Couleur importée, ready-made color, Paris, éditions Positions, 2002.
4- « Entretien avec Pierre Manuel », dans Hors champs, op. cit. p. 42.
5- Ibid. p. 43.