Thomas DEMAND
Né en Allemagne en 1964 - Vit en Allemagne
Thomas Demand est photographe mais la photographie n’est que l’étape ultime d’un long processus de travail qui, bien en amont de la prise de vue, se déroule dans l’atelier et concerne davantage la sculpture ou la fabrication de décors que l’acte photographique à proprement parler. Que voyons-nous sur ses photographies, sinon une accumulation de paysages, d’environnements urbains, d’intérieurs domestiques ou administratifs qui, tous, exhalent la même atmosphère étrange, la même lumière mate et blafarde, la même impression d’être simultanément extraits de la réalité et absolument irréels ? Tous les sujets photographiés par Thomas Demand véhiculent le même sentiment d’appartenance à des univers hors du temps, gelés dans leurs architectures trop parfaites, aseptisées, immaculées, sans la moindre trace de vieillissement. Simultanément, tous ces édifices et tous ces volumes sont parcourus de défauts, de fissures, d’ajustements approximatifs entre des éléments architecturaux insuffisamment rigides ou insuffisamment souples. Bien qu’il ait étudié à la Kunstakademie de Düsseldorf, Thomas Demand se différencie d’autres artistes comme Bernd et Hilla Becher, Andreas Gursky ou Thomas Ruff par la particularité que ses photographies entretiennent avec le réel. En effet, son œuvre consiste à créer à partir d’une image initiale, une maquette de grandes dimensions entièrement faite de papier et de carton, puis à la photographier avant de procéder à sa destruction. Si le réel est bien le point d’origine de sa pratique, il fait l’objet d’une transposition sous la forme d’un artefact destiné à être le référent de la photographie avant de disparaître. En interposant de la sorte une maquette entre la réalité et l’œuvre finale, Thomas Demand complexifie la relation de reproduction du réel qui est au cœur de l’acte photographique. Ses œuvres sont les photographies d’un référent artificiel, détruit à l’issue de la prise de vue, et ce référent est lui-même le référent d’une image préalable, qui est elle-même une photographie prise dans un lieu réel. Dès lors, la question centrale de ces œuvres est sans doute de savoir de quoi sont-elles les photographies, d’autant plus que le simulacre créé sous forme de maquette n’a pas pour objet de se constituer en parfait trompe-l’œil : les volumes élaborés dans l’atelier laissent volontairement apparaître de multiples imperfections dont la présence contribue à convaincre le spectateur de l’inauthenticité de ce qui se trouve sur la photographie (selon un processus proche de celui d’Éric Baudelaire, laissant affleurer dans The Dreadful Details les preuves de la falsification de l’image). Les plongeoirs de la piscine de Sprungturm révèlent presque immédiatement leur facticité : ils dominent une surface noire et mate qui n’est pas celle d’un bassin de piscine ; les gradins qui les jouxtent révèlent leurs petites béances de maquette imparfaitement ajustée ; l’ensemble est disposé dans un lieu sans fond, sans horizon, rétro-éclairé par une blancheur luminescente et irréelle. Nous sommes dans un lieu autre qui ressemble au réel du lieu mais dont tout effet de réel a été arasé. Tous les lieux conçus et photographiés par Thomas Demand obéissent à la même typologie. Ils sont des lieux sans soi – pour reprendre une expression créée par Peter Sloterdijk pour qualifier certains types d’espaces1 – c’est-à-dire des espaces de transit, des lieux de circulation ou de stationnement temporaire, des lieux où l’on ne fait que passer sans jamais s’installer… La piscine, ses plongeoirs et les gradins, comme tous les sujets abordés par Thomas Demand (bureaux désertés, administrations, lieux d’archivage, couloirs, tunnels, arrêt de bus, escalators… jusqu’au bureau ovale de la Maison Blanche) sont des espaces sans soi, sans identité stable, et beaucoup sont en même temps des hétérotopies. La piscine est à la fois lieu de loisir, terrain de sport et d’assainissement, espace de théâtralisation sociale avec toutes ses ambigüités : les mêmes personnes s’y croisent périodiquement, les corps y apparaissent à la fois dans une volonté de détente, de performance, de purification, et parfois de séduction. Mais avec Sprungturm, ces particularismes semblent s’être effacés. Nous sommes en quelque sorte face au degré zéro de la réalité, vue dans sa version la plus matricielle. Le décor fabriqué puis photographié par Thomas Demand avant sa destruction se constitue comme le leurre inopérant d’une réalité révélée dans son artificialité. La maquette de cette piscine n’est finalement ni plus juste, ni plus fausse que la réalité elle-même dont nous ne savons rien : la maquette a disparu, l’image qui lui avait servi de modèle a disparu et il ne reste par conséquent de la réalité de ces tours de plongeon que ce que Thomas Demand nous en laisse voir. Malgré l’artifice qui lui donne consistance, la photographie est l’unique réalité de ces tours de plongeon. Les plongeoirs et les gradins de Sprungturm sont figés dans ce que l’on pourrait nommer une configuration « paramètres d’usines », semblable à celle d’un ordinateur allumé pour la toute première fois dont il faudrait activer les fonctions, les interfaces, les paramètres de convivialité, etc. Sprungturm en appelle à une semblable activation par son spectateur. Et peut-être faut-il voir les défauts de conception que la maquette photographiée laisse affleurer comme autant de failles destinées à rendre plus malléable cette image pour que la fabrique de l’imaginaire du spectateur puisse plus aisément s’en emparer pour l’activer, l’habiller, la développer une seconde fois.
Jean-Charles Vergne
1- Peter Sloterdijk, Le Palais de cristal – à l’intérieur du capitalisme planétaire, Maren Sell, p.216-218.