Philip-Lorca DICORCIA

Né aux États-Unis en 1951 - Vit aux États-Unis

Ces photographies, issues de la série des Streetworks débutée en 1993, emploient un protocole voué à les situer à la jonction de la photographie de mise en scène et de la prise de vue documentaire. Si les poses et les visages de certains de leurs protagonistes peuvent laisser supposer qu’ils puissent être des acteurs, il n’en est rien et toutes les personnes présentes sur ces images sont de simples passants anonymes, photographiés aléatoirement par l’artiste. Cependant, les conditions de la prise de vue sont réglées selon des modalités qui ne sont pas celles du genre documentaire mais bien celles du cinéma : des sources d’éclairages artificiels ont été préalablement installées sur des lampadaires et sur des panneaux de signalisation urbaine de manière à ajouter à la lumière naturelle des projections plus appuyées sur certains visages, au gré du passage de ces anonymes qui ignorent qu’ils sont photographiés. En quelque sorte, Philip-Lorca diCorcia signe là une réalisation cinématographique fondée sur la mise en retrait maximale de son réalisateur. Ses acteurs n’obéissent à aucune direction d’acteur, évoluent dans un espace qui est leur espace personnel et conservent de fait une attitude parfaitement naturelle. Néanmoins, le gel photographique les fige dans une pose dénuée d’affect et dévoile, en lieu et place de leurs visages, le masque que nous portons la plupart du temps lorsque nous marchons dans la rue. Ces attitudes, couplées à l’étrangeté créée par le flash photographique et les ombres ou les contre-jours générés par la prise de vue, sont parfois assimilables aux postures rigides de morts-vivants se dirigeant maladroitement et en ordre dispersé, sans destination particulière. « S’il nous arrive […] couramment de percevoir, fût-ce grossièrement, la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement, la révèlent1 », comme l’affirme Walter Benjamin, mais dans le cas de ces œuvres qui ajoutent au documentaire une dimension cinématographique, la révélation s’accompagne d’un subtil déplacement vers le pseudo-documentaire ayant pour conséquence une ouverture de lectures narratives pour le spectateur.
Le travail de Philip-Lorca diCorcia trouve ses origines dans les expérimentations documentaires menées par Walker Evans à Bridgeport en 1941 pour le magazine Fortune au cours desquelles, posté à un carrefour, il photographiait les grappes de passants, de face et de dos, capturant juste le flux anonyme de cette ville ouvrière dédiée à la fabrication de munitions. Philip-Lorca diCorcia, qui a également travaillé pour Fortune, a été influencé par ce souci de retranscription fidèle de la réalité, en y adjoignant une précision pointilleuse et une vision imprégnée d’histoire de la peinture et du cinéma. Paris et New York vacillent ainsi entre le documentaire et une tension vers le fictionnel. La lumière cinématographique, le contre-jour puissant de Paris, les personnages vus de dos, les regards dont certains semblent volontairement dirigés vers l’objectif, l’ambigüité de certains passants dont la pose semble indiquer qu’ils sont conscients d’être les sujets d’une prise de vue, tous ces éléments concourent à instaurer un trouble et à rendre complexes des images qui, au premier regard, se livrent pourtant dans une relative banalité. La dramaturgie apportée par l’utilisation particulière de la lumière, la manière dont les personnages se croisent et structurent l’espace, ont parfois été comparées aux lumières théâtrales des compositions de Caravage, à cette lumière « providentielle » qui semble indiquer l’action du destin ou de la main de Dieu. « Dans mes travaux, il y a une sorte d’histoire, une narration suggérée. Je suppose que c’est pour cette raison que l’on m’a souvent demandé si je voulais faire des films. J’essaye de créer des œuvres qui requièrent de l’attention et du temps. Je tente de faire le contraire d’un photographe travaillant pour ces magazines qui se lisent en quelques secondes, à la chaîne, et qui ne laissent généralement aucun souvenir. Mon travail est également différent de ces photographes qui cherchent à retranscrire un moment parfait2. »

Jean-Charles Vergne

1- Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », Etudes photographiques, novembre 1996, mis en ligne le 18 novembre 2002.
http://etudesphotographiques.reuver.org/index99.html. Traduit par André Gunthert à partir de l’édition originale parue dans Die Literarische Welt, 18 septembre 1931.

2- Philipp-Lorca diCorcia, « For a while we got away with it », entretien avec Jeff Rian, Philipp-Lorca diCorcia, Eleven, Freedman Damiani, 2012, non paginé.