Ron GORCHOV

Né aux États-Unis en 1930 – Décédé en 2020

Ron Gorchov a commencé dans l’héritage de la peinture expressionniste abstraite de l’école de New York qu’il découvre en 1953 lors de son installation à New York. Ses peintures de la fin des années 1950 du début des années 1960 entretiennent, alors, de grandes similitudes avec les œuvres biomorphiques et surréalistes de Mark Rothko et de Barnett Newman des années 1940. Il s’en détache à la fin des années 1960 avec des œuvres présentant des formes géométriques simples sur des fonds monochromes. C’est en 1966, qu’il utilise pour la première fois une toile montée sur un châssis non orthogonal et non plan – à l’instar d’autres artistes américains comme Frank Stella ou Richard Tuttle dont les premiers Shaped Canvas datent de 1965 – mais il faudra attendre 1968 pour qu’il réalise sa première œuvre achevée sur de telles formes. Depuis, hors des œuvres sur papier et un bref retour à des toiles tendues sur des châssis traditionnels au début des années 2000, il peint uniquement sur des toiles courbées (des bords jusqu’au centre) et concaves – donc en forme de selle de cheval –, ou sur des toiles convexes en forme de bouclier qui peuvent être superposées pour former des empilements (Stacked Paintings). Les Stacked Paintings sont des mille-feuilles de couleurs monochromes décalées dans leur superpositions tandis que les toiles isolées présentent, le plus souvent, sur une surface colorée très légèrement modulée, deux formes – ce qui lui semblait, au tout début, une bonne manière d’aborder les problèmes posés par ces châssis si particuliers –, parfois trois, jamais plus, elles-mêmes colorées – seules les peintures des années 1980 étaient beaucoup plus complexes dans leur composition comme dans la relation entre le fond et la forme mais Gorchov les jugeait trop épuisantes à mener.

À propos de la forme inhabituelle de ses peintures, Ron Gorchov affirme « Et je me suis rendu compte que lorsque vous étiriez une forme de selle sur un cadre, elle avait des propriétés inhabituelles : tout devenait plus fort. Et ça pourrait donner des angles moins aigus. J’ai aussi découvert qu’avec la nouvelle structure, cela créait une tension uniforme sur toute la surface1 ». La question est donc une question de tension. Lorsqu’une peinture est plane, l’œil se focalise dans une zone centrale et néglige la périphérie. Dans le cas des peintures de Gorchov, les bords vont revenir vers le centre et jouer activement leur rôle de pourtour ou, dans le cas des toiles convexes, mettre en avant le centre. Mais la forme de la toile n’est pas l’enjeu, elle n’est que ce qui permet à la composition d’exister.

La composition, elle, est produite dans un état de flottement où Ron Gorchov essaie de ne penser à rien : « et, alors, vous avez une intuition et c’est comme si vous saviez quelle couleur ou quelle forme vous allez mettre ou comment changer la nature d’une ligne2 ». Dans le cas de Nereus, les différentes solutions sont encore visibles à travers les couches de peinture très liquides et l’on voit bien qu’il n’y a pas eu de recherche insistante sur la composition, mais que l’on est plus dans l’effleurement. Cette confiance dans l’intuition est amenée par la couleur et par un ensemble de décisions prises au préalable. La couleur est en effet très liquide – un jus peint assez hâtivement qui laisse vierge les bords de la toile formant comme un cadre évitant, comme on peut le voir sur Nereus, à la couleur trop légère de flotter – et les mélanges sont volontairement simples : une tonalité dégradée par le blanc de plomb parfois mélangée à une autre tonalité pour la rendre plus chaude ou plus froide. C’est la relation entre le fond et une forme qui amène le contrepoint coloré de la deuxième forme. Dans le cas de Nereus, la forme de gauche est déduite de la couleur du fond et la forme de droite fournit le contrepoint.

La peinture est, alors, produite, avec un ensemble de décisions arbitraires sur le nombre de coups de pinceau nécessaires à son exécution : « Je me parle à moi-même, cette forme sera peinte en huit coups ; cette forme sera en 3 coups et la peinture se fait. Le reste tient de l’hallucination et est difficile à expliquer. Les ajustements viennent beaucoup plus tard. Soit il faudra recommencer, soit cela sera parfait et ne pourra plus être changé3 ». Il arrive également que Ron Gorchov peigne une partie de la main gauche afin d’échapper au contrôle et de voir comment la forme réagit à son écho imparfait – comme les deux formes sont souvent en écho. Il s’agit, juste, de faire en sorte que celles-ci dialoguent de la manière la plus évidente ce qui n’est pas si simple surtout lorsque l’on refuse la complexité et que l’on s’en tient à quelques gestes.

 

Éric Suchère

1- Ron Gorchov, With Robert Storr et Phong Bui, The Brooklyn Rail, 2 septembre 2006, traduction de l’auteur.

2- Ron Gorchov, With Nathlie Provosty, the Brooklyn Rail, 2 avril 2014, traduction de l’auteur.

3- Ron Gorchov, With Robert Storr and Phong Bui, op. cit.

 

 

Dans les années 1960, Ron Gorchov explore de nouvelles voies destinées à reconsidérer le format traditionnel du tableau : comme Frank Stella, Richard Tuttle ou Ellsworth Kelly, il rejette le châssis rectangulaire et crée son premier cadre incurvé en 1967 dans l’atelier de Mark Rothko. Il débute alors une pratique qui ne cessera de brouiller la frontière entre peinture et sculpture. Évoquant des boucliers, des masques ou des selles de chevaux, ses peintures sont réalisées en accordant une place importante à l’intuition, à la légèreté, au flottement des formes qui se répondent en écho, parfois exécutées à deux mains pour maintenir une imprécision. La forme est concave et convexe, absorbe le regard et s’en échappe, englobe le corps et le tient à distance. C’est un bouclier et c’est un masque, c’est une conque étrange. En son creux, un temps primitif semble avoir déposé les esquisses d’un ventre et de ses reins ou les signes d’un corps dupliqué comme le sont des cellules déclinées l’une de l’autre. C’est un œil au bleu délavé, rincé par un ressac de larmes ou ruisselant de vagues perlantes soupirées d’un voyage aquatique. Le tableau se nomme Nereus (« qui vient de l’eau »), dieu marin de l’Antiquité grecque, fils du Flot (Pontos) et de la Terre (Gaïa). Cette peinture, âpre comme une cornée râpeuse, dévoile sa fragilité, ses amorces et ses manques, laisse affleurer ses balbutiements visibles en esquisse. On sent devant cette œuvre la grande humanité de celui qui l’a faite, une sincérité mêlant, à la fabrication artisanale, la délicatesse et l’hésitation. C’est un fragment de mur à la décoration fruste, une fresque très ancienne d’une apparente simplicité qui se couvre d’énigme comme les sceaux de paumes trouvés au fond des grottes fermées depuis des millénaires.

 

Jean-Charles Vergne