Miryam HADDAD

Née en 1991 en Syrie. Vit à Paris

Les peintures de Miryam Haddad semblent n’entretenir qu’une relation lointaine avec le monde, tant dans les sujets et les motifs fascinants dont elles sont peuplées que dans la manière dont différentes sources de lumières les traversent de part en part selon des intensités et des orientations contradictoires. Si les bêtes qui en habitent parfois la surface sont identifiables dans leur appartenance à telle ou telle espèce – baleines, chiens, hérons, aigles, crocodiles… –, l’étrange environnement qui les accueille en infléchit le réalisme pour les baigner d’une aura dont la magnitude onirique est portée par un champ chromatique puissamment contrasté. Dans cet univers dont les territoires n’appartiennent à rien de connu se mêlent les réalités vacillantes du conte et de la croyance, du mythe et des récits archaïques. Un aigle évoque le dévoreur de Prométhée ; un lion se mue en une sphynge à la placidité menaçante ; un héron se dresse, solennel, dans un paysage de chaos crépusculaire ; un crocodile gueule béante fraye parmi les ruines d’un temple antédiluvien ; un cétacé échoué sous l’arc lumineux d’un monde kaléidoscopique révèle la mixtion impure d’une eau lourde et de l’éclat voilé d’incises iridescentes réfractées par le prisme d’un monde retranché. Les ruines hiératiques, les autels fissurés, les mausolées en déréliction, les fontaines psychopompes de quelque rite oublié sont les architectures de ces paysages fantastiques dont l’apparition irréelle tient de l’épiphanie mais d’une épiphanie troublée par les forces conjointes d’une persistance du divin et de son inéluctable pulvérisation. Nous sommes invités à contempler les restes d’un entre-monde encore grouillant de vie, parcouru par une énergie vitale explosive mais simultanément soumis aux feux de lumières qui, telles les flèches stigmatisant Saint-Sébastien, en transpercent le corps de toute part depuis des dimensions a priori incommensurables. Si les pigments nimbent la surface d’une lumière naturelle intense, une autre source – irréelle – point néanmoins depuis l’horizon diffus des tableaux, comme projetée depuis l’envers des peintures par une série d’ajours pratiqués comme au scalpel dans la matière picturale. à ces deux incidences lumineuses étrangères l’une à l’autre s’ajoutent des motifs symboliquement liés à la pulsation photonique :
ellipses chromatiques intenses, aplats circulaires en forme de disques ou d’astres, masses magmatiques en couleur pleine – oranges éblouissants ou jaunes saturés – qui scandent la surface des œuvres et en fixent les dimensions spatiales surnaturelles. Nous contemplons les étendues d’un entre-monde habité d’une énergie primordiale, un entre-monde parcouru de landes foudroyées et de cieux embrasés, un entre-monde dont l’espace en apparence infini se replie pourtant en une surface à deux dimensions dont la profondeur provient de l’arrière du tableau – au-delà même de l’œuvre –, par ces ajours irradiants qui éclairent, tels des oculi de cathédrales, cet univers intérieur où semble s’épancher une vie antérieure.

Les découpes géométriques anguleuses pratiquées à l’huile diluée apparaissent très tôt dans les œuvres de Miryam Haddad et acquièrent une importance qui déborde la référence originelle à l’art du vitrail. La présence initiale de ces vitraux suggérés donne l’indication d’une expérience de la limite, d’un en-deçà de la surface peinte qui est un au-delà de l’espace pictural depuis lequel point une couleur-lumière. L’arrière du tableau diffuse une lumière irréelle pendant que l’avant reçoit la lumière du monde. La coïncidence des deux sources lumineuses produit le monde de Miryam Haddad, monde fantasmagorique perclus de figures archaïques, de lieux symboliques, de bêtes aquatiques et terrestres. Mais à partir de 2019, un nouvel élément advient, déterminant dans la manière dont les peintures s’organisent désormais et dans la façon dont une importance est accordée au langage. Les motifs de vitraux excèdent leur simple fonction ornementale pour devenir le vocabulaire formel d’une syntaxe. Ils vont désormais se composer de manière à reproduire les arabesques calligraphiques d’un mot, aussitôt caviardé par la peinture qui en recouvre presque en totalité le tracé. Un mot arabe est peint dans un agencement origamique de formes géométriques colorées dont les fragments aboutés se plient et se déplient. Le mot est recouvert par ce qui, peu à peu, constituera la peinture, une peinture qui n’est pas l’illustration du mot mais se sert du mot comme amorce, un mot dont ne subsistent que quelques parcelles, éclats de vitraux, lumière venue du fin fond de la surface. L’envers merveilleux du monde est aussi l’envers du verbe. Le verbe n’y apparaît néanmoins que sous une forme indicielle non révélée, le mot tracé sous la surface demeurera secret, ses bribes apparentes retrouvant leur fonction initiale d’ornement. Cette disparition rejoint la manière dont la calligraphie religieuse de l’Islam tend progressivement à se fondre à l’ornement, ce dernier devenant pure picturalité qui n’a plus besoin de mots pour résonner. Dans Sopor puis dans les peintures ultérieures, le mot arabe est une amorce, une impulsion que la peinture va excéder, déborder et renvoyer à son état ornemental primitif. Le retournement du langage vers son expansion picturale est une affirmation de l’inexprimable de la peinture. La peinture demeure un entre-monde où le verbe n’a pas cours.

Un Ciel volé est une scorie de paysage affligé, démantelé par une catastrophe tectonique, qui accueille un improbable bestiaire – héron poisseux couleur de pétrole comme surgi d’une marée noire ; lion nécrosé, brûlé par une incandescence dévorante ; phoque en magma organique de rose fuchsia, d’orange et de macules mêlées de turquoise, de jaune et de vert jusqu’à l’écœurement. Dans ce monde intermédiaire noyé dans la compacité sombre d’un déluge, la peinture est lente, envasée dans une boue aqueuse bleuâtre aux reflets mordorés. La peinture est lente et le regard décélère naturellement. La peinture est lente, puis elle est fulgurante, percée par les gemmes irradiantes de lumières surnaturelles, de découpes en incises aiguës, d’éclairs brisés et de tessons de couleur où perce une lumière céleste – lumière de vitrail, lumière de la transsubstantiation alchimique, révélation duale d’un commencement épiphanique et d’un embrasement terminal. La peinture est lenteur, la peinture est fulguration. Trois astres et une ellipse tronquée ponctuent l’étendue comme on ponctuerait une phrase pour en stabiliser l’arythmie, éviter la suffocation, respirer dans les soubresauts. Trois astres pour figer un univers en déflagration, dans une analogie possible avec les astres immobiles des peintures de Denis Laget, avec les soleils calmes d’Etel Adnan ou, plus anciennement, avec l’Astronomie Populaire de Camille Flammarion, où une chromolithographie représentant une planète inconnue est accompagnée de la légende : « Quel peintre pourrait imaginer l’étrange lumière d’un monde illuminé par quatre soleils et quatre lunes ?1 » Trois astres auxquels s’ajoute une ellipse tronquée – motif récurrent dans les peintures de Miryam Haddad – comme pour affirmer que, dans cet univers quantique, la courbe est résolument le chemin le plus court. Un ciel est volé, un ciel a été dérobé, le firmament s’est corrompu dans les eaux fangeuses et opaques, cloaque de peinture où s’embourbent les chimères. Un ciel est volé, ne reste qu’un royaume désenchanté, sans perspective, figé dans une durée ankylosée. Comme dans les miniatures persanes du début du XVe siècle, « l’existence du monde s’effectue par la densification de la lumière que sont les couleurs : ainsi le monde existe et, par ses couleurs, se rend visible. C’est une irréalité suspendue.2 »

 

Jean-Charles Vergne

Extrait de « Les lumières et le limbe », dans Miryam Haddad, Editions FRAC Auvergne, 2021.

 

1- Camille Flammarion, Astronomie populaire, Paris, Éditions Marpon et Flammarion, 1880, planche VII, p. 789.

2- Youssef Ishaghpour, La Miniature persane, Éditions Verdier, 2009 (1999), p.49.