Marc LATHUILLIERE

Vit en France

Le trouble est immédiat. L’image, insaisissable, se fragmente en elle-même, comme diffractée dans sa profondeur. Seule une vision à distance permet d’en saisir convenablement le contenu. Dès lors que je me trouve devant elle, l’image se dédouble, comme superposée à elle-même. À la confusion s’ajoute mon visage, fondu au paysage dans un reflet sombre en contre-jour renvoyé par le miroir sur lequel la photographie translucide est fixée. Contre-jour contre nature. Si j’aborde l’image de biais pour ne pas me voir, je ne saisis plus rien sinon une démultiplication de l’enchevêtrement de branches et de taillis dans un flou de presbytie. La conjonction déviante de la photographie et du miroir interpose entre le monde et l’œil deux optiques contradictoires, mêlées dans une vertigineuse fusion oculaire. La nature s’échappe en elle-même, le visage se retourne contre lui-même. De près comme à distance, le monde révèle son incertitude, son vacillement, son impermanence et, par-dessus tout, sa résistance aux tentatives vouées à le fixer.

Marc Lathuillière a cadré une portion du paysage, image ectoplasmique diluée par le miroir qui renvoie en inversé tout ce qui lui est coïncidant. On ne voit finalement ni l’image ni le double spéculaire renvoyé par le miroir mais un entrelacement qui redouble l’intrication de la surface broussailleuse et la rend plus inextricable encore. Dissoute dans le miroir, l’image ne peut être lue que par déduction soustractive du reflet qui s’y projette, de la même manière que l’on ne perçoit d’un trou noir cosmique que la lumière délimitant sa périphérie, le corps céleste demeurant invisible. Le miroir agit doublement, dans la capture de ce qui lui est proche et dans sa capacité à piéger l’image qu’il supporte : celle-ci bute contre le tain, se fait écho à elle-même, vibre dans l’épaisseur mince de la surface de verre comme captive d’un espace fractal se déclinant à l’infini. Pour voir l’image, il faut soustraire ce qui s’y reflète, il faut en ôter son propre visage, chose impossible sauf à se positionner en deçà d’un certain angle – comme dans Film (1965) de Samuel Beckett et Alan Schneider, où Buster Keaton tente de masquer son visage à l’œil de la caméra qui le poursuit en maintenant un angle de 45° entre l’objectif et son dos. Mais avec Le Drain, les choses s’inversent et c’est l’œuvre elle-même qui échappe constamment au regard. Le drain, saignée sombre prolongée de sa béance noire qui donne son titre à l’œuvre, est le canal d’assèchement du corps de l’image, le point aveugle d’une image aveugle.

Jean-Charles Vergne