Fabrice LAUTERJUNG

Né en France en 1978 - Vit en France

Fabrice Lauterjung est cinéaste et réalise des films à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Il y a le plus souvent deux phases. Une phase pendant laquelle il filme, accumule du matériau – un matériau d’une grande sensibilité et qualité esthétique – et une phase de distanciation de ce matériau par un processus narratif qui n’est pas seulement montage. L’un vient mettre en doute l’autre – les qualités esthétiques de l’image sont mises à distance par la mise en place d’un dispositif réflexif indépendant des images produites. Le dispositif désaffecte en partie l’image, mais cette désaffectation n’est pas une simple mise à distance d’un lyrisme craint, elle est active, créatrice et productrice, dans cette distance, de nouveaux sens. Elle est mise en doute de ce qui nous saisit, piège pour le regardeur par l’entremise de processus, de stratégies, permettant de décaler les images projetées, processus empruntant autant à la littérature qu’à la psychanalyse ou à d’autres champs des sciences humaines.

Ainsi, dans Istanbul, le 15 novembre 2003, il filme en virtuose une ville qu’il découvre, qu’il vient de découvrir. Il filme, caméra au poing, les rues, les gens, des scènes banales. Rien que de très ordinaire sinon que l’image, dans son mouvement, dans ses raccords, avec son grain Super 8, son noir et blanc très esthétique est plus que l’ordinaire du touriste filmant. Il filme en héritier de la caméra stylo, mais il mine son film en racontant une histoire parallèle à l’image, une histoire qui se surimpose à celle-ci et ne semble entretenir avec elle qu’un rapport lointain – celui de parler de la ville en question. Une histoire vient donc se plaquer sur un documentaire non narratif.

Cette histoire qui évoque une chose que nous ne verrons pas est une fiction qui ne se montre pas comme telle, qui vise au vrai, qui se dissimule en vraie parole. Cette parole tente de nous leurrer et, pour ce faire, imite une rhétorique : celle du témoignage. Le leurre est double car cette histoire vient physiquement sur l’image en l’occupant sous la forme d’un texte défilant dont la lecture accapare bientôt le spectateur, l’empêchant de regarder l’image, ce qui s’y passe. Un texte prend le pas physiquement mais également mentalement, imposant d’autres images aux images filmées que nous percevons lointaines. Il empêche l’image en devenant image et en prônant ses propres images, des images douteuses, non vérifiables et mensongères. L’imaginaire provoqué par le texte empêche la vision du réel filmé en captant notre attention. Le texte ainsi devient image. Une image qui devient un double de celles du film et les double. Le texte donc n’accumule pas du sens, un sens qui viendrait approfondir l’image, il en ajoute un. Tout se passe dans l’interstice entre les deux, entre les images filmiques et les images textuelles.

Le processus est semblable dans Berlin : Traversée où un texte raconte l’histoire « d’une femme, la narratrice, qui vécut à l’ouest et communiqua par gestes avec un homme habitant juste en face, mais à l’est, de l’autre côté du mur1 ». On retrouve, donc, les processus de distanciation, de feintise, d’un récit plausible mais néanmoins douteux, mais s’y ajoutent deux éléments. Le premier est sonore et consiste dans le bruit du défilement du film Super 8 – déjà présent dans Istanbul, le 15 novembre 2003 –, qui fait que nous ne regardons pas des images mais leur projection, l’enregistrement de la projection d’une image. Le deuxième est visuel puisque le film se constitue dans une suite de travellings obtenus à partir de différents moyens de transports (trains et tramway) qui insistent sur la distance, la séparation, entre le filmeur et l’objet filmé. Tout comme la protagoniste de la fiction, Fabrice Lauterjung saisit les choses derrière une fenêtre et le monde ne s’offre que dans un défilement qui est, par l’entremise de la bande son, identique au défilement du film.

Avant que ne se fixe est constitué d’un double matériau, un film et des prélèvements de fragments de mon livre Fixe, désole en hiver. Pas de recouvrements cette fois-ci mais un montage alterné entre le texte défilant par blocs sur fond noir et les images présentées sans parasitage. Le film se trouve dans le lien – presque comme un pli – que le réalisateur – et le regardeur – trace entre ces deux éléments distincts puisque jamais l’image n’illustre le texte, pas plus que le texte ne légende le film. Fabrice Lauterjung renverse le processus archaïque – on pensera aux intertitres du cinéma muet – en un dispositif où, pour reprendre Mallarmé – que cite le cinéaste – images et mots s’« illuminent de reflets réciproques », l’un contaminant l’autre en permanence dans la tentative désespérée pour arriver à saisir, à fixer, une image qui passe son temps à échapper, à s’échapper où, pour reprendre Nicole Brenez, il s’agit de « pérenniser des empreintes instables2 » ce qui est le propre du cinéma.

Éric Suchère

1- Fabrice Lauterjung, notice du film Berlin : Traversée sur le site Documents d’artistes, Rhône-Alpes

2- Nicole Brenez, « Aubes de l’image », dans L’art dans les chapelles, 20e édition – 2011, p. 78.