Jérémy LIRON
Né en France en 1980 - Vit à Lyon
« Il y avait à Capri, en la partie la plus sauvage, la plus solitaire, la plus dramatique, en cette partie entièrement tournée vers le midi et l’orient, où l’île, d’humaine, devient féroce, où la nature s’exprime avec une force incomparable et cruelle, un promontoire d’une extraordinaire pureté de lignes, qui déchirait la mer de sa griffe rocheuse. Nul lieu, en Italie, n’offre une telle ampleur d’horizon, une telle profondeur de sentiment. » Curzio Malaparte
Dominant la Méditerranée depuis un vertigineux promontoire rocheux dans la baie de Capri, la Villa Malaparte vibre du souvenir du film Le Mépris (1963) que Jean-Luc Godard réalisa en partie dans ses murs et sur sa célèbre terrasse. Si le film concerne l’adaptation cinématographique de L’Odyssée d’Homère, il reste inoubliable pour ses dialogues entre Michel Piccoli et Brigitte Bardot, pour la présence de Jack Palance et de Jean-Luc Godard aux côtés de Fritz Lang. Sous couvert d’être un film sur le cinéma, Le Mépris a fait de la Villa Malaparte un personnage à part entière dans cette histoire de malentendu, de désagrégation affective et de désamour. La Villa fut également le lieu de tournage de La Pelle (La Peau) de Liliana Cavani en 1981, basé sur le roman autobiographique de Curzio Malaparte pour qui la villa fut construite par l’architecte Adalberto Libera au début des années 1940.
La villa est le motif de cette peinture ; elle appartient à une série de tableaux consacrés à ce lieu emblématique dont Jeremy Liron a livré plusieurs points de vue, oscillant entre le dépouillement des lignes de fuite et des compositions dans lesquelles la matière picturale est plus incarnée, comme c’est le cas pour Paysage 158. Néanmoins, il ne s’agit pas de livrer de la célèbre architecture un inventaire documentaire – les photographes s’en sont largement chargés – mais de trouver avec la peinture une résolution permettant de s’éloigner de l’image pour dévoiler l’épaisseur de mémoire portée par le site. Dans ce diptyque monté comme deux photogrammes de cinéma, rien n’est montré de la Villa sinon le point de vue sur la mer cadré par un contrejour. Néanmoins, ce que l’on voit n’est pas la baie vitrée telle qu’elle fut filmée dans Le Mépris – ouverte vers l’océan depuis une pièce lumineuse au luxe sobre, tout en tonalités de beige – mais une projection de l’après, lorsque tout est fini. Le film s’ouvre par le célèbre dialogue de Michel Piccoli et de Brigitte Bardot nue, dans une chromie tamisée par un filtre rouge puis bleu : Jeremy Liron complète le Technicolor en couvrant d’un filtre vert l’intérieur de la Villa Malaparte ; il teinte la mer et la roche de vase et de lichen, habille le paysage de son inéluctable ruine. Le vert n’est pas la couleur du souvenir, il est au contraire la teinte sépulcrale du lieu voué à sa décomposition suintante. L’Alfa Romeo de Jack Palance (archétype du Roméo mâle alpha) s’est broyée entre les citernes d’un camion, laissant pendre son corps et celui de Brigitte Bardot par les portières. La voiture rouge vif s’est incarcérée comme une couleur forçant l’intervalle séparant deux photogrammes d’une pellicule de cinéma1, comme le sang dans une blessure ouverte. Dans la peinture, l’espace exsangue séparant chaque partie du corps pictural ouvert est la vacance laissée par la défaite amoureuse et la nostalgie.
Jean-Charles Vergne
1– Avec une probable référence au défilement des fenêtres d’un train observé par Joan Crawford dans le film de Clarence Brown, Possessed (1931).