Sébastien MALOBERTI

Né en France en 1976 - Vit en Allemagne et en France

Dans À la recherche du temps perdu, la découverte des peintures d’Auguste Renoir par le narrateur est bouleversante : « Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel1« . L’alchimie est duale : les femmes deviennent des Renoir après que les peintures aient été vues tandis que les femmes peintes par Renoir deviennent véritablement des femmes alors qu’elles étaient peu crédibles en raison du style singulier du peintre. La réalité se métabolise au contact de l’œuvre et, simultanément, le regard porté sur l’œuvre se modifie. L’art possède cette puissance capable de produire une image déformée de la réalité tout en transformant la réalité à son image. L’art n’est pas ce qui doit nous restituer une réalité préexistante mais, au contraire, il peut nous apprendre à créer cette réalité, nous apprendre à y être alors que précisément notre condition fait que nous n’y sommes pas suffisamment. L’art pose des filtres sur le réel.

Sur un support d’Isorel sans qualité, deux vagues se superposent dans des tonalités voisines. Elles font frémir le souvenir d’une autre vague, célèbre, dont l’image nébuleuse surgit par la conjonction que j’opère malgré moi entre la forme enroulée de la première vague et l’écume de la seconde. La première est une image que Sébastien Maloberti a trouvée en 2010 sur un site Internet consacré au surf. La seconde est une estampe japonaise réalisée un siècle plus tôt par Uehara Konen. Les vagues, l’une au-dessus de l’autre, catalysent une fusion qui ravive le souvenir de La Grande Vague de Kanagawa peinte par Hokusai en 1830. En près de deux siècles, l’estampe d’Hokusai s’est muée en image générique et universelle de la vague déferlante, bien que sa structure fractale2 soit fort éloignée de ce que l’on observerait devant une vague s’enroulant sur elle-même. Hokusai a imagé ce qui ne pouvait l’être : l’enroulement, l’intangible mutation de l’eau salée en émulsion écumeuse. Cette captation par le génie du dessin et de l’œil surgit alors même que la photographie, à peine inventée en 1830, n’est pas en capacité de saisir le mouvement3. La fractalisation de l’image d’Hokusai est une invitation à y voir au plus près, à saisir le caractère composite de l’insaisissable forme liquide naturellement née des courants marins et de la Lune. Pour y voir de près, Sébastien Maloberti a sélectionné un détail de la vague de 2010 dont un agrandissement a été superposé à la photographie de la surface d’une plaque de bois usagée, rognée, maculée de taches graisseuses trouvée dans une usine désaffectée. La plaque est le support de sa propre image et de celle de la vague. Il y a un vertige pictural et un trouble. J’ignore si les taches et les poinçons quadrillant la surface sont ceux de la plaque ou de son image, je ne sais pas ce qui appartient au détail de la vague. Je ne peux discerner la vague de l’irisation fantomatique qui apparaît à la surface. Je ne vois rien, pas grand-chose, à peine. Plaque usagée, frottements, diffractions chromatiques, confusion des images entre elles et des images avec le support qui les reçoit… rien n’est moins séduisant que ce rebut d’usine sur lequel la buse inadaptée de l’imprimeur s’est frottée. Pourtant, une délicatesse advient malgré l’âpreté du support, en dépit de la corruption et de la rognure. Dans le détail infime ponctionné sur l’image de la vague se trouve, au fond même de l’image, le dégradé spectral et chromatique de la lumière traversant la vague, arc-en-ciel de poche affleurant à la surface.

Jean-Charles Vergne

1– Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Le Côté de Guermantes II, Paris, Gallimard, p. 999-1000.
2– La vague est composée par sa propre forme dans ses moindres détails : chaque filament d’écume possède la forme de la vague, chaque détail d’écume est structuré par cette forme, etc.
3– Il faut attendre 1874, avec le « revolver photographique » de Jules Janssen, puis 1878 avec les prémices de la chronophotographie d’Eadweard Muybridge.