Éric MANIGAUD

Né en 1971 en France. Vit à Saint-Étienne

Eric Manigaud s’attache à reproduire des images d’archives issues de l’histoire du XXe siècle. À partir de fonds publics et privés, d’ouvrages ou de revues, il sélectionne des images en noir et blanc présentant des épisodes, des situations et des évènements méconnus ou mal connus de l’histoire collective. Les corps y trouvent une place prépondérante. L’artiste concentre ses recherches sur les planches médicales, les images imprimées, les tirages photographiques qui témoignent aussi bien des scènes de guerres, d’expérimentations scientifiques, de tortures, d’assassinats, de déportations ou d’isolements forcés. Eric Manigaud exhume ainsi des images censurées, confidentielles ou très rarement reproduites. Des images enfermées dans des boites, des dossiers, entre les pages d’ouvrages spécialisés, d’albums privés, qui, par le dessin, vont prendre l’espace à découvert. Il s’attache à dessiner au graphite des corps meurtris, blessés, empêchés, morts pour visibiliser des scènes que l’on préférerait laisser à l’écart, loin de nos regards. Souvent quasi insoutenables, ce sont des scènes d’ultra violence. Les souffrances y sont palpables. Pourtant l’artiste nous demande de ne pas détourner notre regard pour justement affronter une histoire collective. L’artiste nous invite à prendre conscience du tri décidé dans le grand récit de l’Histoire. En ce sens, il fait remonter les corps anonymes, les petites histoires oubliées, les pièces manquantes d’un immense puzzle.

Eric Manigaud travaille par série. À travers chaque série il fouille une période, une date précise, une guerre spécifique, un évènement tragique, pour en multiplier les points de vue. Il porte son attention sur la Première Guerre Mondiale, notamment les Gueules Cassées. Il se plonge dans les atrocités de la Guerre d’Algérie. Il dessine les portraits de personnes internées dans des asiles psychiatriques. Il revisite aussi la destruction d’Hiroshima le 6 août 1945, à travers des images de corps gravement meurtris par l’explosion atomique. L’artiste dessine la peau crevassée du dos irradié d’une jeune femme, le visage partiellement brûlé d’une autre, les motifs d’un kimono comme tatoués dans la chair d’une autre. Chaque série traduit à la fois la brutalité des systèmes autoritaires (l’armée, la police, la médecine, la prison), ainsi qu’une volonté de la part de l’artiste de rendre hommage aux individus qu’il prend le temps de dessiner. De rendre hommage à celles et ceux qui sont tenus à l’écart de nos yeux et de notre connaissance de l’Histoire. D’affirmer aussi leurs noms pour qu’ils ne soient pas réduits aux fantômes du passé.

L’artiste ne reproduit pas les images sources d’une manière fidèle puisqu’il en transforme l’échelle. L’archive prend corps en adoptant une échelle humaine. Le face à face à l’Histoire est aussi physique. La graphite lui permet de travailler les nuances de gris, noirs et blancs, ainsi que les textures, les ombres, les lumières, les profondeurs. Des expérimentations que nous retrouvons dans ses dessins de matières figurant l’eau, la terre, la végétation, les racines. L’artiste procède à des gros plans de matières organiques. Intuitivement des liens se créent entre les matières naturelles et les peaux altérées, abîmées, profondément marquées par les bombes, les tirs ou le feu. L’écorce de la terre et la peau humaine s’inscrivent dans un même dialogue, une même vulnérabilité, une même histoire de la violence. Les dessins de matières imposent le silence. Ils proposent un contre point aux images figurant la brutalité et la douleur. Ils sont aussi un hors champ possible. En ce sens, l’eau, la terre ou le sous-bois deviennent des lieux de dissimulation, de secrets ou de non-dits. Nous pouvons nous demander qui a été noyé dans cette eau ? Qu’est-ce qui est caché dans ce bois ? Qui a été enterré dans cette terre ? Les dessins de matières sont autant des espaces de respirations que des zones de troubles puisque tous les récits y deviennent imaginables. Ils se rapportent, comme les autres dessins, à ce que nous enfouissons volontairement ou non. À la manière dont l’histoire humaine est écrite, ce qu’elle dit/montre et ce qu’elle cache. « Il faut, pour l’enfance de l’art, ajouter à la cendre le jeu de la dissimulation, le poids du silence et le souffle de l’effroi. »1 Dans une démarche archéologique et politique, Éric Manigaud visibilise les secrets et les violences profondément inscrites dans les chairs. Il prolonge le souffle de l’effroi pour lutter contre le silence et la dissimulation.

Julie Crenn

1-DIDI-HUBERMAN, Georges. Génie du Non-lieu : air, poussière, empreinte, hantise. Paris : Editions de Minuit, 2001, p.11.

 

A propos de Eau #1 :

En 2011, des scientifiques de l’Observatoire national brésilien ont annoncé avoir découvert sous l’Amazone un autre fleuve. Situé à 4 000 mètres de profondeur, il coule lentement à la vitesse de dix à cent mètres par an. L’année suivante, lors d’un entretien avec Laure Adler, l’écrivain Philippe Djian était invité à s’exprimer sur la question du style en littérature : « Il est très compliqué de parler du style, de la langue, d’expliquer ce que c’est. On a découvert un fleuve énorme sous l’Amazone, beaucoup plus grand : c’est ça la langue. […] C’est comme les infrasons : je crois qu’il y a un infra-récit, qu’il y a quelque chose en-dessous. Ce qui est important, pour un auteur, c’est de mettre au point une langue et un style. 1 » Le réalisateur hongrois Béla Tarr énonce la même chose : « On avance toujours pas à pas, film après film. On va plus profondément dans le fleuve. On purifie notre style, on devient plus créatif puis on arrive à un point où on se dit « Voilà, c’est prêt, c’est fini ». La langue est aboutie, je peux en user à tout moment encore. »

C’est en songeant à ces considérations sur le style que je regarde ce grand dessin d’Éric Manigaud. Cette représentation d’une étendue d’eau photographiée en Haute-Loire, avec ses ridules et ses remous, est la manifestation d’une double lenteur. C’est en premier lieu l’expression de son exécution, aussi lente que fut rapide la prise de vue initiale. Il faut imaginer l’artiste à l’œuvre, saisir l’amplitude restreinte de ses gestes, songer à la proximité de ses yeux avec la surface à couvrir, au temps long pour produire la reproduction d’une photographie et s’en éloigne pourtant radicalement. Cette surface d’eau est le fleuve sous l’Amazone, un fleuve en miroir, identique et strictement différent, plongé dans une obscurité cendreuse qui le fait ressembler aux photographies des sables volcaniques du sol martien. Ce dessin fait immédiatement comprendre ce que veut signifier Auguste Rodin lorsqu’il considère que le mouvement et la sensation du mouvement sont deux choses distinctes, que la copie conforme de la photographie scientifique par les artistes est une impasse : c’est dans l’approximation et les formes impossibles que se loge la véritable sensation du mouvement, non dans la volonté de saisir précisément la réalité. L’art porte, dans ses gaucheries et ses erreurs volontaires, l’incroyable capacité à être plus proche de la réalité que la réalité elle-même. On le comprend en regardant les dessins à la plume de Léonard de Vinci capturant les remous de l’eau : c’est faux mais son incroyable don d’observation le mène à affleurer l’extrême précision du mouvement alors même qu’il ne dispose que de son œil. Éric Manigaud s’appuie sur une photographie mais l’exécution du dessin, parcelle par parcelle, l’œil collé à la feuille éclairée par la projection de l’image source dans l’atelier plongé dans le noir, fait basculer le motif vers une totale abstraction avant que ne se fixent, finalement, la surface, le flux, les remous décélérés dans une étonnante viscosité de magma et de calcination à peine figées. Et l’eau, désormais, n’est plus contemplée comme auparavant.

Jean-Charles Vergne

1– France Culture, Hors-Champs, 30 août 2012.