Jonathan MEESE

Né au Japon en 1971 - Vit en Allemagne

L’univers ambigu créé par Jonathan Meese dans ses œuvres ne laisse pas indifférent. L’omniprésence d’un langage codé, de références multiples au cinéma, de symboles archaïques issus de diverses mythologies et, surtout, l’extrême violence formelle qu’il déploie contribuent depuis quelques années à le rendre difficilement classable.
Ses peintures sont peuplées d’un étrange et hétéroclite bestiaire fait d’improbables rencontres : Alex de Large (adolescent ultra-violent du roman Orange Mécanique écrit en 1962 par Anthony Burgess, adapté en 1971 par Stanley Kubrick), Caligula et sa sœur incestueuse Drusilla, le film Zardoz (réalisé par John Boorman en 1974), Dr No, Goldfinger, le Marquis de Sade, Néron, Mishima, Maldoror, Adolf Hitler, Flash Gordon, Charles Bronson, Björk, Joseph Staline, Klaus Kinsky, Louis de Funès, Dr Folamour, Zarathoustra, Balthus… Cet univers s’accompagne d’une langue étrange teintée d’intonations fascisantes et de vocabulaire ésotérique – Ez, Erz (traduisible par « archi ») – et par des concaténations de mots (Zardoz de Large, Ez de Large, Totaldance de Large…).

Jonathan Meese mêle en permanence sa propre identité à celles des personnalités qu’il utilise. Cette forme de personnalité multiple peut être comprise comme une plongée dans le flux bouillonnant de la petite et de la grande Histoire – affirmant ainsi le caractère de l’homme comme réceptacle permanent de l’Histoire passée, présente et à venir. Cette attitude peut évoquer la méthode fasciste de personnification à outrance et de capture des mythes et de l’irrationnel d’un peuple par un despote, comme Hitler a su capturer le mythe et l’irrationnel allemand. En poussant ce procédé à l’extrême, Jonathan Meese trouve une grandiloquence comparable à celle d’Alfred Jarry avec Ubu Roi. En beaucoup plus violent.
Les mots Ez, Saal, Erz et leurs multiples combinaisons (Ezardoz, Ez de Large…) constituent le fondement d’une langue codée. Ce choix est tout autant motivé par la volonté d’échapper à la loi commune du langage que par l’idée d’inscrire le verbe dans une sphère ésotérique, symboliquement réservée à un cercle d’initiés, comme le font les confréries occultes. La grammaire, parce qu’elle est sensée s’appliquer à tous, est un marqueur de pouvoir. Se soumettre à la grammaire commune est pour l’individu le préalable de toute soumission aux lois sociales. L’unité d’une langue est d’abord politique et, comme le précise Gilles Deleuze dans Mille Plateaux, « le langage n’est pas la vie, il donne des ordres à la vie. » Il en va de la langue de Jonathan Meese comme du nadsat inventé par Anthony Burgess pour Orange Mécanique, ou du novlangue utilisé par la classe dirigeante pour manipuler les classes subalternes dans 1984 de Georges Orwell.

Le triptyque Soylent Gott est emblématique de tous ces aspects. Au centre, une tête de loup, chef de meute aux cils inspirés de ceux d’Orange Mécanique, décoré de la croix de fer allemande, jouxte une croix sur laquelle est clouée une forme animale. Ailleurs, une potence surmontée du nom de Fantômas et de la phrase Eis in der Stinkfratze (littéralement « glace dans la gueule puante »), les mots Drusilla de Large, Alex de Large, Ezardoz, la triple répétition de cercles et de X évoquant le triple K du Ku Klux Klan…
Le titre de l’œuvre est celui d’un film réalisé en 1973 par Richard Fleischer, avec Charlton Heston qui – ce n’est pas innocent dans le choix de Meese – deviendra par la suite le président du plus grand lobby américain de ventes d’armes aux particuliers, la National Riffle Association, et le porte-parole d’une Amérique blanche et fière de l’être. Traduit en français par Soleil Vert, l’action de Soylent Green se déroule en 2022, dans un contexte de désastre écologique, économique et social, et décrit la situation monopolistique d’un conglomérat, unique pourvoyeur de l’humanité en nourriture sous la forme de pastilles nutritives appelées Soleil, fabriquées à l’insu de tous à partir du recyclage de cadavres humains sous forme de farines animales. L’œuvre utilise divers symboles de puissance et croise l’ultra-violence de l’adolescent de Orange Mécanique, le mensonge d’Etat dans Soleil Vert, avec une terminologie lexicale propre à l’artiste. L’œuvre constitue en définitive une réflexion sur la nature humaine, le pouvoir exclusif, le conflit du bien et du mal et les fondamentalismes politiques et religieux. A l’instar d’Anthony Burgess, du George Orwell de 1984, du théâtre de Heiner Müller (voir Germania 3) ou de Marylin Manson et ses guignolades antéchristiques, Jonathan Meese porte le poids historique légué par les différents fascismes et procède à la dissection abominable des rouages du pouvoir perverti par la soif inextinguible de contrôle omnipotent dont la violence adolescente d’Alex de Large n’est qu’un possible rejeton.

Jean-Charles Vergne