NASA
Cette photographie a été prise en 1997 lors de la mission Mars Pathfinder. Le lander (atterrisseur) qui fut déposé transportait un robot chargé d’arpenter une distance d’environ cent mètres en trois mois afin d’étudier les composantes géologiques et atmosphériques du sol martien. Cette mission marquait le retour de la NASA sur Mars après les missions Viking de 1976 et constituait une première dans la mesure où aucun engin n’avait jamais foulé le sol d’une autre planète, hormis les deux robots soviétiques envoyés sur la Lune en 1970 et 1973. Au total, plus de 17 000 images furent transmises à la Terre lors de cette mission. Elles furent traitées par l’Institut de Technologie de Pasadena (Californie), chargé de donner aux clichés les couleurs les plus proches possibles de la réalité martienne. Quel est le statut de cette image dont aucun œil humain n’a jamais vu le référent ? Quel en est l’auteur sinon une machine programmée ? De quoi cette photographie est-elle l’instantané quand on sait qu’il fallait plus de dix minutes aux données pour parcourir les 56 millions de kilomètres qui séparent Mars de la Terre ? Quelles en sont les couleurs réelles et la notion même de réalité a-t-elle encore du sens ? Enfin, que voit-on vraiment sur cette image, obturée en son centre par un cercle noir, floue et déformée à sa périphérie, et dont toutes les proportions sont fausses ?
Cette vue à 360° a été prise depuis le mât télescopique du lander posé sur le sol glacial, déployé à une hauteur d’environ deux mètres. Datée du 13-15 juillet 1997, elle est l’assemblage de dizaines d’images prises sur deux jours. Le cercle noir, point aveugle de l’image, correspond à l’emplacement de l’appareil de prise de vue. Au fur et à mesure de sa rotation en azimut, la caméra a réalisé des photographies haute résolution utilisant douze filtres couleur, calculant pour chaque prise de vue une luminosité et un contraste spécifiques. La photographie finale, celle que nous voyons, est donc la résultante d’une série d’interprétations effectuées par la machine puis par des ingénieurs : reconstitution de chaque prise de vue par addition de filtres, reconstitution des couleurs manquantes lors de problèmes de transmission des données, correction des couleurs en fonction des mires colorimétriques fixées sur le lander, correction des défauts de parallaxe, assemblage des images entre elles, etc.
Pour des raisons atmosphériques, les couleurs de Mars ne sont pas perçues comme celles de la Terre et le cerveau d’un astronaute qui évoluerait sur le sol martien corrigerait, en les intensifiant, le contraste et la luminosité. Dès lors, faut-il traiter les photographies de Mars en leur donnant les couleurs telles qu’elles seraient réellement vues sur Mars ou les adapter au spectre chromatique d’un Terrien ? Ce que nous voyons n’est donc pas la réalité de Mars mais une image interprétée. Nous ne voyons rien de Mars, rien de plus qu’une image à produire du rêve. Mais quelle image ! Elle possède un potentiel émotionnel puissant, généré par les projections migratoires dont la planète a toujours fait l’objet. Ce territoire inconnu appartient à un imaginaire collectif dans lequel les données scientifiques se mêlent aux récits d’anticipation et au souffle des grandes découvertes. Le geste photographique connaît son déplacement ultime : programmé et piloté à des dizaines de millions de kilomètres, effectué à l’aveugle par un opérateur qui ne verra jamais le sujet de sa prise de vue, l’œil de l’observateur atteint un point-limite. Avec cette image de Mars, nous ne regardons pas ce monde – nous en sommes exclus –, nous ne photographions pas ce monde – une machine le fait à notre place –, nous pouvons uniquement croire ces photographies d’un monde que nous ne connaîtrons jamais. Pour finir, les mots d’Henry Miller : « Et je vois que derrière les orbites de ces yeux s’étend un monde inexploré, monde des choses futures, et de ce monde toute logique est absente. […] Mes yeux ne me servent à rien, car ils ne me renvoient que l’image du connu.1 »
« L’atmosphère de Mars contient en permanence de la poussière mais en quantité variable, et pour cette raison le ciel y est de couleur rougeâtre. Cette teinte provient de la couleur rouille des oxydes ferriques2« .
« Les missions lunaires ont transformé l’or du croissant en poussières, les sondes Voyager ont fait de Saturne une superposition de couches colorées sans épaisseur. […] Mars la rocailleuse aux plaines immenses envahies de poussières est le […] lieu du rien, à l’instar de l’Élevage de poussières photographié par Man Ray sur le pied du Grand Verre de Marcel Duchamp, elle s’offre comme un espace divinatoire. On lit la surface de Mars comme on lit la pelure d’orange qui, tombée sur le sol, y dessine des lettres. […] Mars est une prémonition.3 »
Jean-Charles Vergne
1– Henry Miller, Tropique du Capricorne, Vanves, Éditions du Chêne, p. 177-179.
2– Francis Rocard, « Une géologie des excès », dans Mars, une exploration photographique, Paris, Éditions Xavier Barral, 2013, p.211.
3– Monique Sicard, La Fabrique du regard, Paris, éditions Odile Jacob, 1998, p.263-264.
Comme on la voit devant nous, adossée perpendiculairement au mur qui nous fait face, il est plus facile encore d’y voir un œil, grand, qui vous fixe. Au centre, un disque noir tient lieu de pupille, cet abyme de nuit, depuis laquelle, effrangée de beige pour gagner rapidement une teinte terre de sienne, pris dans une dynamique centrifuge, se déploient les fibres de l’iris.
Comme par un retournement de la vue dans son objet, l’image, nette en son centre — la zone fovéale ou maculaire — est gagnée par le flou en sa périphérie, à l’instar des parages externes du champ visuel, donnant en outre, par un nouveau retournement, et un effet de grand angle, l’impression, courbe, du globe oculaire.
Aussi, l’image de l’œil se confond-elle à celle qu’il forme sur sa rétine. Et quand bien même on sait qu’il s’agit d’une vue à 360° prise depuis le haut du mat télescopique du lander déposé sur le sol de Mars lors de la mission Mars Pathfinder, la zone noire étant en réalité le point aveugle ou l’angle mort du dispositif photographique, le paysage de terre et de pierre qui s’étend de part en part demeure hanté par l’idée d’un œil, comme Cain par la culpabilité. Le noir serait la tache de Mariotte, la coupe, aveugle à elle-même, du nerf optique que d’ordinaire, la vision binoculaire compense, et donc occulte. Le paysage confondrait le diaphragme de l’iris à une matérialisation du champ visuel. Quelque chose en nous, avide de trouble et de fictions, entretien l’équivoque.
Aussi bien ce pourrait être l’impact sombre d’une balle dont l’image enregistrerait outre le mouvement, accusant le choc d’un tremblement, d’un frisson, son écho en nous.
De lointaines lectures, me revient la réflexion d’une jeune enfant rapportée dans un de ses livres par Jean Piaget. Si j’ai oublié l’ouvrage et le contexte, m’est resté cette interrogation à la perplexité communicative : « pourquoi je vois pas mes yeux ? ». Autrement dit, par quel paradoxe, quelle ironie, l’organe de la vue échappe à son propre empire ? Car nous voyons le dehors, tout ce qui se présente à nous ou s’échelonne, se déploie, se distribue sur l’étendue. Nous pouvons nous pencher sur nos pieds, faire remonter le regard sur nos jambes, scruter nos mains, une grande partie de notre corps. Louchant presque, nous pouvons apercevoir dans le flou le profil de notre nez, mais pas plus. Notre tête nous échappe, et avec elle, le mirador, la vigie de nos yeux. Pour cela, il nous faut la médiation d’un reflet, d’une photographie ; le décollement objectif d’une image. Et de cette expérience, qui n’a pas eu cette sensation de regarder moins à ses yeux qu’à l’image de ses yeux, à un objet n’entretenant qu’un rapport distant avec la réalité organique intime, un peu comme une anatomie est une écriture du corps ?
L’image que rapporte la mission Mars Pathfinder prolonge ces interrogations vertigineuses sur la vue, outre par ce avec quoi joue une pensée analogiste et un esprit d’escalier, du fait qu’il s’agisse d’une image artefactuelle captée par un dispositif dans des régions hors d’atteinte de la vue humaine.
Les radiographies durent produire chez ceux qui en furent les premiers témoins, voire, les premiers sujets, un abîme perceptif. Pour la première fois, l’intérieur des corps pouvait être saisi, par une sorte d’effraction du réel, à travers les opacités de la peau. Et ce n’était pas une anatomie telle celles dont témoignent les dissections, ni même les os blanchis que l’on récupère des dépouilles abandonnées au travail des nécrophages, mais une image d’un monde, aussi mystérieuse que les fantasmagories des lanternes magiques ou des rêves.
J’ai longuement médité à une époque sur celle que Wilhelm Röntgen fit en décembre 1895 de la main de son épouse, sur laquelle se distingue nettement l’assemblage des phalanges et la masse sombre d’une bague. Dans les parages des lumières des sciences modernes tournent alors les souvenirs de gisants, de transis, de vanités, des contes d’épouvante, de revenants, de mascarades. La mort affleure sous la vénusté, plus saisissante encore, de trahir sous la belle apparence de l’être aimée, la réalité dure, tragique, commune, patente, d’une organité grave, voire insupportable. J’imagine sans peine que certains furent effrayés de cette extension du domaine du visible ou de l’empire de la vue, envisageant peut-être qu’ils voyaient là ce que personne ne devrait avoir vu, ni pouvoir voir. Qu’était franchi un tabou ou un interdit divin.
Ici, la mission nous apporte et nous met sous les yeux ce paysage étrange qui retourne vers celui qui regarde dans une forme d’ironie l’œil qui l’appelle. Un paysage lointain. Que l’on dirait lointain un peu comme les aborigènes en Australie parlent du temps du rêve ; c’est-à-dire, dans un lointain qui a moins à voir avec la distance physique ou temporelle qu’avec une modalité distincte de celle qui a cours quand nous parlons. Et cette image, si elle nous vient objectivement de loin, en terme de distance, nous vient également d’un lointain sensible, distinct de notre appréhension ordinaire, immédiate — dans les parages du rêve.
Les planches d’atlas comparatifs des principales montagnes, des principaux fleuves du monde, qui eurent cours au XIXe siècle, produisent au sein d’un projet éminemment rationnel et sérieux, la même échappée de la raison dans l’imaginaire, de l’objectivité vers une forme de fantaisie poétique que le sens commun qualifierait de surréaliste.
La photographie, fruit d’un montage, si elle aboutit à une représentation intelligible, ne témoigne en rien de ce que serait notre vision des choses si nous pouvions en faire l’expérience de visu, c’est-à-dire physiquement et par nous-même. D’autant que l’atmosphère locale étant différente de l’atmosphère terrestre, notre œil n’y percevrait pas les teintes, la luminosité et le contraste comme il le fait d’ordinaire. Dès lors, comme le demande Jean-Charles Vergne, « quel est le statut de cette image dont aucun œil humain n’a jamais vu le référent ? Quel en est l’auteur sinon une machine programmée ? De quoi cette photographie est-elle l’instantané quand on sait qu’il fallait plus de dix minutes aux données pour parcourir les 56 millions de kilomètres qui séparent Mars de la Terre ? » (D’autant qu’il s’agit en réalité d’un assemblage d’une dizaine d’images prises sur deux jours.) « Quelles en sont les couleurs réelles et la notion de réalité a-t-elle encore du sens ? Enfin, que voit-on vraiment sur cette image, obturée en son centre par un cercle noir, floue et déformée à sa périphérie, et dont les proportions sont fausses ? »
Une sorte de hiatus entre le projet rationnel et naturaliste de la saisie objective des réalités nous environnant (même de très loin), et la capacité qu’ont les images d’inventer des mondes.
Jérémy Liron