Eva NIELSEN

Née en 1983, vit et travaille à Paris

Les images élaborées par Eva Nielsen ne choisissent pas entre photographie et peinture ; elles les combinent. Une photographie en noir et blanc est sérigraphiée au centre de la toile et un paysage est peint à l’acrylique autour, en arrière-plan. Si la peinture fait fond – au sens où elle définit le fond de la scène sur laquelle est posé l’objet sérigraphié – elle est pourtant réalisée après l’impression sérigraphique. La construction de l’image est donc totalement artificielle et contre-intuitive, de même que la photographie et la peinture sont employées à rebours de leurs relations conventionnelles. Du fait de ses principes techniques qui en font l’enregistrement mécanique de ce qui est devant l’objectif, la photographie est considérée comme document direct du réel, tandis que la peinture offre des libertés – de touche, de formes, de couleurs – qui prennent des distances vis-à-vis du modèle jusqu’à pouvoir s’en passer tout à fait dans le cas de l’abstraction. Ici, la situation est inversée : l’objet central est difficilement identifiable, tandis que le paysage peint est relativement réaliste, en tout cas parfaitement dénotatif de l’idée que l’on se fait d’une peinture de paysage : horizon, ciel, collines, étendue d’eau, couleurs veloutées. L’image joue donc d’un basculement entre le manifeste et l’occulte, entre la ressemblance énigmatique (à un modèle visible) et l’imitation distanciée (d’un modèle archétypal).

L’élément sérigraphié est constitué de cercles concentriques gris – sans que l’on sache si ce gris est la couleur du modèle (béton ou métal) ou seulement dû au fait que la photographie est en noir et blanc – qui évoquent inévitablement une structure de visée. La mise en perspective de ces anneaux introduit une profondeur appuyée dans le paysage peint. La photographie creuse la peinture. Une telle orientation du paysage pour le regard par l’introduction d’un bâti d’ordre architectural n’est pas sans évoquer certaines réalisations du land art, Observatory (1971) de Robert Morris ou Complex One (1972-74) de Michael Heizer, mais surtout, de manière frappante, Sun Tunnels (1973-1976)de Nancy Holt.

Les anneaux de Polhodie II sont des portions de canalisation, photographiées sur un chantier, avant leur enfouissement. En ce sens, la photographie reprend ici l’une de ses dimensions essentielles, la capture d’un instant fugitif, mais dans un temps ralenti : un tel chantier de travaux publics dure plusieurs semaines, mais ce qui est exhibé en surface finira par disparaître à la vue. Le caractère énigmatique de l’image correspond à la disparition programmée de l’objet. La plupart des photographies à partir desquelles travaille Eva Nielsen sont prises par elles-mêmes, parfois dans l’espace même de l’atelier, le plus souvent dans l’espace urbain.

Forgé sur le grec pólos (« pivot ») et odós (« chemin »), le mot Polhodie désigne la trajectoire suivie par le point de contact d’un solide en rotation sur lui-même avec le plan géométrique sur lequel il évolue. En réalité, le sens précis du terme n’est pas déterminant, la plupart des titres d’Eva Nielsen (Thalle, Template, Zamak…) étant issus de divers domaines techniques et scientifiques. L’essentiel réside dans la volonté de l’artiste de recourir à un vocabulaire délibérément hermétique qui conjugue extrême précision et opacité. Comme tout son œuvre.

Karim Ghaddab

 

Un homme se promène dans la nuit totale d’une campagne, sous la voûte céleste constellée d’étoiles : demain il fera beau temps.
Une femme se promène dans la nuit totale d’une campagne, sous la voûte céleste constellée d’étoiles ; allongée dans l’herbe déjà fraîche de la rosée qui perlera bientôt, elle écrit : « Tu fais éclater les étoiles en neige »1.
Un homme se promène dans la nuit totale d’une campagne, sous la voûte céleste constellée d’étoiles, revient le lendemain, le surlendemain et les jours suivants, constate le déplacement des astres, leur mobilité, leur basculement léger. Il comprend, après des mois d’observation et de conjectures, que l’axe de rotation de la Terre n’est pas fixe par rapport à la croûte terrestre : la position du pôle Nord se déplace imperceptiblement. Il formalise le principe vectoriel décrivant la trajectoire en ellipse effectuée par le pôle Nord, il2 donne à ce phénomène le nom de « polhodie du mouvement »3 :

Ces trois situations partent d’une observation identique. La première amène un constat pragmatique – la météo du lendemain. La deuxième déclenche un acte de création tendu par l’observation poétique du monde. La troisième – comparable à la manière dont Piet Mondrian parvient, peu à peu, à synthétiser un pommier en lignes orthogonales – procède d’une synthèse du monde, en apparence abstraite mais dont le principe mathématique n’est en définitive qu’une modélisation de la réalité. De la contemplation à la théorie, deux mondes sensibles s’opposent bien qu’ils ne soient que les deux faces d’un même univers (plat, l’univers est plat – jusqu’à preuve du contraire). Cette dichotomie est manifeste dans Polhodie II, entre le paysage et les cylindres alignés, entre un romantisme d’étendue lacustre vallonnée et le rêche de la triple mire sérigraphiée du premier plan dont la forme est si ressemblante au mouvement du pôle Nord (voir ci-dessous). Les cylindres évoquent les célèbres Sun Tunnels disposés par Nancy Holt dans le désert de l’Utah. Mais ce n’est pas ce que je vois. Devant la peinture d’Eva Nielsen, je vois la collision du monde poétique fantasmé et de sa modélisation optique ; je songe aux gravures d’Albrecht Dürer pour ses travaux sur la perspective centrale. Je songe à la manière dont je ne sais pas voir. La circoncision du panorama, sa résolution floutée, sa couleur de mer, ses bleus tirant aux verts, ses épanchements aquarellés, teintent de glauque le paysage observé selon une vision en « canon de fusil » cisaillant l’horizon – une vision anormale, symptomatique du glaucome. Polhodie II est un paysage adossé aux variations astrophysiques et géologiques de la Terre qui le porte. La peinture donne la mesure relativiste de la vision, la mesure de l’échelle incommensurable du monde, le sentiment de ma position incertaine, de l’impossible ajustement, de la trahison, de la révélation et de l’infraction, de l’impossible fraction des choses trahissant de fait tout espoir de regard juste, de mon incapacité à englober.

Jean-Charles Vergne

1– Pia Tafdrup, Braises, dans La Forêt de cristal, Belfort, circé/poésie, 1992, p. 81 (trad. du danois par Carl Gustaf Bjurström).
2– Il s’agit du mathématicien Louis Poinsot (1777-1859) et d’une référence fictionnalisée à sa Théorie nouvelle de la rotation des corps (1834).
3– Du grec ancien πόλος, pólos, « pivot, pôle d’un axe », et ὁδός, odós, « chemin » : « chemin du pôle ».