Fiona RAE
Née à Hong-Kong en 1963 - Vit en Grande-Bretagne
Sélectionnée en 1991 pour le Turner Prize britannique, assimilée au fameux mouvement des YBA (Young British Artists), Fiona Rae conçoit ses œuvres selon le principe de la collision – parfois brutale – des genres, empruntant indifféremment ses motifs à l’abstraction hard edge, à l’expressionnisme abstrait, au manga japonais, ou aux bases de données de polices de caractères. Sa peinture procède d’un mixage poussé à l’extrême de formes hétérogènes, de clichés picturaux, pillant l’histoire de l’art et les cultures populaires pour produire une œuvre visuellement très forte, ne reniant aucunement les effets les plus spectaculaires et les plus séduisants, pouvant même verser dans les retranchements les plus nauséeux de la surabondance de signes, de couleurs acidulées, de paillettes, d’effets kitsch en tous genres, comme pour illustrer le déferlement visuel auquel sont soumis quotidiennement ses contemporains. Ses œuvres, souvent précédées d’études réalisées à l’aide du logiciel Photoshop, se nourrissent d’actualité, de mode, de graphisme, de jeux vidéo, de bande dessinée, de cinéma, mais il ne s’agit en aucun cas pour elle de s’inscrire dans une pratique pop, ni d’ailleurs dans une abstraction au sens communément admis du terme. Tout, dans l’œuvre de Fiona Rae, est le résultat d’un brassage forcené de genres, d’époques et d’héritages artistiques, parmi lesquels elle aime à citer ceux de Pablo Picasso, Jean Dubuffet, Jean-Michel Basquiat ou Cy Twombly, précisant néanmoins que ceux-ci n’apprécieraient pas forcément les raisons pour lesquelles elle les aime…
L’œuvre acquise par le FRAC Auvergne, intitulée Shadow Master – littéralement « Le maître des ombres » – est issue d’une série titrée Black Series (« Série noire ») conçue en 1998. La série noire évoque ici tout autant le fond noir commun à toutes les peintures de la série que la référence au genre littéraire et cinématographique. Tomb Raider, Evil Dead, Evil Dead II sont d’autres œuvres appartenant à la même série et toutes, Shadow Master comprise, reposent sur une même volonté d’injecter dans la réalisation des peintures un certain nombre d’effets picturaux saisissants destinés à instaurer un véritable suspens. Plus précisément, il s’agit pour Fiona Rae de parvenir à utiliser les éléments stylistiques utilisés dans les films noirs pour parvenir à créer le sentiment d’angoisse chez leur spectateur. Dans Shadow Master, des coups de brosse de type expressionniste reposent sur un réseau de trames abstraites géométriques, créant une succession d’événements picturaux dynamiques qui se déroulent dans un contexte évoquant une disposition architecturale urbaine proche des compositions d’un Piet Mondrian. Par ailleurs, chaque coup de pinceau est à envisager comme un trompe-l’œil abstrait dans la mesure où chaque trace n’est qu’un simulacre de mouvement, une falsification de geste expressionniste réalisé, en réalité, avec une méticulosité de laquelle est exclue toute forme de fulgurance ou de spontanéité. Ainsi, les fausses ombres portées, la pseudo dynamique du geste, l’illusion de la profondeur, relèvent d’une préparation minutieuse de l’artiste pour créer de l’effet. Cette œuvre entretient à ce titre de nombreuses similitudes avec les techniques d’effets spéciaux employées dans le cinéma fantastique. Par ses effets d’ombres exacerbées, Shadow Master convoque de multiples références au cinéma expressionniste allemand (M le Maudit ou Metropolis de Fritz Lang, Nosferatu de Wilhelm Murnau). La simulation du mouvement de certaines formes géométriques entretient aussi l’analogie avec la mutation architecturale nocturne de la ville filmée par Alex Proyas dans Dark City, adaptation très libre de Metropolis. En définitive, le projet de Fiona Rae consiste à bâtir une surface dont la grammaire soit à la fois puisée dans l’histoire de la peinture et dans une syntaxe d’ambiances et d’atmosphère excluant toute narration, ce qui reviendrait en cinéma à réaliser un film qui ne raconterait rien mais parviendrait néanmoins à tenir son spectateur en haleine.
Jean-Charles Vergne