Martial RAYSSE
Né en France en 1936 – Vit en France
Montsalvatché
Le parcours de Martial Raysse est des plus atypiques et probablement l’un des plus libres qui soient. Ayant accédé à une importante célébrité à la fin des années 1950 en tant que peintre abstrait, il décide de remettre en question la totalité de sa pratique pour se consacrer, dès le début des années 1960 à des œuvres conçues à partir de matériaux plastiques. Proche du Pop Art américain et membre, dès sa fondation, du mouvement du Nouveau Réalisme, il devient, aux côtés de Niki de Saint-Phalle, Arman, Jean Tinguely et Yves Klein, l’un des représentants les plus en vue de l’avant-garde française. Mais les événements de Mai 68 vont susciter chez Martial Raysse une interrogation sur la raison d’être des œuvres d’art et sur l’emprise du marché. En 1969, il se retire hors du monde de l’art, n’expose plus mais ne cesse pas pour autant de travailler. Cette crise, tant politique qu’artistique, va déclencher, à nouveau, une remise à plat complète de sa manière d’envisager la création et le conduira, en 1970, à s’orienter vers le cinéma et la vidéo avant de revenir à une œuvre plus intimiste au sein de laquelle le dessin et la peinture d’après nature prennent une importance inédite jusqu’alors. Son style, dès lors, ne cessera d’évoluer pour s’ancrer dans une pratique de plus en plus classique, tant dans le style et les sujets traités que dans les techniques employées. «Parfois il répète des légendes gréco-romaines ; parfois il retrouve ces récits de science-fiction qui mélangent coutumes archaïques, rites obscurs et technologie moderne. La peinture de Martial Raysse provoque ces récits. Elle nous situe aussi face à des espaces où s’opère la conciliation des contraires, où se découvre ce que le peintre nomme « la lumière cachée ».»¹ Son univers bascule vers une découverte picturale des campagnes, des arbres, de la mer, des nuages, des astres et des rapports qui s’établissent entre ces choses.
En 1985, à l’occasion de la Nouvelle Biennale de Paris, il présente les cinq peintures de la série du Graal, dont fait partie Montsalvatché, disposées sur de petites tablettes. à l’entrée de la salle, le visiteur pouvait lire, grâce à un miroir, une phrase inscrite à l’envers : «Par la juste mesure dans le double monde et pur savoir d’amour au travers du Montsalvat vers le Graal.» Dans le Parsifal de Richard Wagner, Montsalvat est le nom du château où vivent les chevaliers gardiens du Saint Graal et de la Lance Sacrée. La peinture Montsalvatché, imprégnée d’onirisme, joue du «double monde» évoqué par Martial Raysse dans cette phrase uniquement lisible dans un miroir. Cet arbre mène de la lumière à la nuit, son arborescence laisse croître végétaux irréels et fleurs extraordinaires, la peinture elle-même sort de sa fenêtre vitrée, la nuit déborde, couvre la partie supérieure du cadre, intégrant dès lors celui-ci à l’œuvre de manière inextricable : deux mondes se joignent.
Jean-Charles Vergne
1- Gilbert Lascault, Martial Raysse 1970-1980, Centre Pompidou, 1981, p. 40.
Le Jeune garçon
Avant de faire de la peinture, Martial Raysse fit des études de lettres et se consacra d’abord à la poésie. Un extrait de poème, écrit vingt-quatre ans avant que ne fut peint Le Jeune Garçon nous en livre peut-être quelques clés : « A ce point de ma mort, il s’agit de nous, n’ayez crainte, ma mort bien digérée, les yeux dans les yeux – qu’est-ce que cela veut dire ? – il suffit d’enlever ses chaussures pour sentir encore mieux la terre entre ses doigts de pieds ».
De manière évidente, le thème des chaussures enlevées évoque l’étrange particularité de la peinture Le Jeune Garçon. En effet, une paire de baskets est posée au pied de la peinture, comme pour chausser le jeune garçon peint. Ses pieds dépassant ainsi hors du tableau, la figure semble prête à faire un pas dans l’espace réel. Elle se tient sur le seuil. Cette situation d’entre deux, simultanément dans la représentation et dans le réel, n’est pas sans rappeler l’utilisation que fit Raysse des néons et de la photographie dans les années soixante. Comme alors, la posture ambiguë, entre objet et image, entre matérialité et fiction, n’est pas exempte de menace. Le jeune garçon se tient immobile, comme derrière une porte, une sorte de poignard à la main. Ce « point (au sens de poinçon) de ma mort », pour reprendre le poème de Raysse, est aussi un stylet brandi contre le style (les deux mots ont la même origine). Ce qui est ici attaqué, au cœur de la peinture, c’est l’idée même de beauté formelle. Toute image est menacée, par sa propre perfection, de ne devenir, peu à peu, qu’une belle image, une carte postale agréable. Ce pourrait même être un critère de réussite pour tout artiste que de se retrouver, tôt ou tard, confronté à ce danger qui est la rançon de la maîtrise. Raysse, qui déclarait au début de sa carrière que « la plume et le pinceau sont dépassés », a plusieurs fois changé radicalement de pratique, comme pour tordre le cou au style.
Blessée, la peinture porte, outre les zones de réserve, des marques dans sa partie supérieure, comme de petits macarons rouges et blancs. Ces couleurs et ce dispositif rappellent une autre peinture, de Fra Angelico, Noli me tangere, dans la première cellule du couvent de San Marco. La fresque représente l’épisode biblique du Christ Jardinier, lorsque Marie-Madeleine voit le Christ ressuscité. Derrière les figures, autour d’elles, le jardin est parsemé de petites fleurs rouges et blanches qui font écho, par la couleur et la technique (une simple pointe de peinture), aux stigmates du Christ. Les blessures du Jeune Garçon, comme la partie vierge, sur le bord inférieur constituent un peu la version démaquillée des images aux couleurs vives des années soixante. Ces œuvres, proches du kitsch ou du pop; ont beaucoup séduit et ont assis la renommée de Raysse. C’est précisément pour cette raison qu’il fallait dépasser cette séduction du paroxysme (« le mauvais goût, c’est le rêve d’une beauté trop voulue », confesse-t-il) afin de, peut-être, enlever les chaussures de la gloire pour sentir encore mieux la peinture.
Karim Ghaddab