SARKIS

Né en 1938 en Turquie - Vit en France

Sarkis, dont Michel Aubry a été l’élève, développe depuis longtemps une œuvre aux codes très personnels. La présence des mots « Leidschatz » (trésor de souffrance) et « Kriegschatz » (trésor de guerre) sur la plupart de ses pièces est l’une des caractéristiques de son œuvre. Ces deux mots contiennent à eux seuls les principaux thèmes qui régissent la production artistique de Sarkis, pointant l’absolue nécessité de préserver coûte que coûte toute forme de mémoire, quel qu’en soit le prix et la douleur, pour la constitution d’un véritable « trésor de guerre » à léguer aux générations futures.

L’ange qui écoute l’Oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach est une œuvre fondée sur une perception poétique et méditative. Deux néons de cristal teinté écrivent les mots Leidschatz et Kriegschatz de part et d’autre d’une caisse en bois dont la forme rappelle celle d’un cercueil mais dont la fonction est aussi d’être la caisse de rangement et de transport de l’œuvre. Déjà se dessinent deux notions chères à Sarkis : le tombeau (comme symbole direct de la mémoire défunte) et l’élément nomade, transportable, évoquant la migration, l’instabilité, le statut d’apatride, et posant l’interrogation de savoir si le déraciné peut encore avoir une mémoire ou, à l’inverse, si la mémoire n’est pas tout ce qui reste à l’apatride. Une autre approche pourrait consister à penser que l’œuvre, quand elle n’est plus exposée, repose en son tombeau, ne vit plus tout à fait, et que seule persiste son souvenir.
La caisse contient une bande magnétique sur laquelle est enregistré l’Oratorio de Noël composé par Jean-Sébastien Bach. Le son est emprisonné dans son support (ou bien : la bande magnétique rendue inaudible est le tombeau de la musique dont ne persiste que le souvenir) et, par projection poétique, nous pouvons imaginer que seul l’ange en recueillement, gardien de l’oeuvre, est à même d’écouter la partition muette pour le commun des hommes. Ainsi, le son devient une perception purement visuelle et donne au silence une tessiture, une texture, tout à fait particulières qui, peut-être, est semblable au silence des lieux sacrés. C’est le silence de la musique tue que l’ange écoute, auréolé de lueurs aquarellées rouges et vertes, stigmatisé par le poids du passé et du souvenir.

La deuxième œuvre de Sarkis s’intitule Leidschatz et manifeste une grande économie de moyens tant dans les matériaux utilisés que dans le processus de réalisation puisqu’il ne s’agit ici que d’un simple empilement d’anneaux de fonte reconstituant ce qui pourrait s’apparenter à une sorte de brasero vidé de ces cendres. L’œuvre évoque donc le brasero et tous les aspects sociaux qui peuvent s’y rattacher (le rassemblement autour du point de chaleur, le froid hivernal et les sans abris…) mais elle emmène également le spectateur sur une perception plus ambiguë, où se mêlent la symbolique mythologique du feu dévorateur et régénérateur (très prisée par les régimes nazi allemand et fasciste italien), les autodafés pratiqués par les régimes totalitaires destinés à éradiquer la mémoire non conforme à l’idéologie (le feu comme principe de réécriture, ou de « désécriture » de l’Histoire) et, forcément, le spectre du génocide (autre forme d’éradication d’une mémoire collective).
Nous sommes au cœur de l’œuvre de Sarkis : peu de choses pour dire beaucoup.