Peter SAUL
Né aux États-Unis en 1934 - Vit aux États-Unis
Cette peinture de Peter Saul, comme la plupart de ses œuvres, est littérale. On y voit une figure monstrueuse à laquelle fait référence le titre: Mr Wall Street – ainsi que le chapeau haut-de-forme la désigne. Elle est en train de s’injecter diverses substances – chacune d’elle inscrite sur la seringue dans un anglais argotique : « perte », « profit », « nouvelles affaires » et « investissement » – tout en marchant sur l’or tandis que son gigantesque pénis s’enroule autour de son corps. Le vocabulaire est directement emprunté à la caricature, au dessin de presse et à la bande dessinée tant dans le mode graphique, dans la couleur qui semble pulvérisée à l’aérographe que dans sa signification. Comme toutes les caricatures, l’œuvre se passe de commentaires.
Elle semblerait acceptable car qui refuse ou n’admet la caricature, sa force et sa virulence sauf… qu’il ne s’agit pas d’une caricature. L’œuvre n’est portée par aucun sujet d’actualité, n’illustre aucune article et, surtout, est un tableau, qui plus est un tableau de grande dimension. Et, du coup, cette œuvre rebute, apparaît inacceptable, de mauvais goût : une provocation. Le simple déplacement d’une chose admise ailleurs que dans le royaume de l’art et l’agrandissement à un format héroïque suffisent à provoquer le conflit avec le spectateur. L’on admet les sérigraphies de Warhol pour leur caractère publicitaire, l’agrandissement des cases de Comics de Lichtenstein pour leur esthétisation d’une chose vulgaire mais plus difficilement l’œuvre de Peter Saul. Sans doute parce que cela ne ressemble définitivement pas à de l’art ou pas de l’art telle qu’on le conçoit. « Does humour belongs to music1 », c’est ainsi que Frank Zappa, cet autre grand perturbateur, intitulait un de ses disques. On pourrait non simplement se demander si l’humour fait partie de la peinture mais aussi si l’humour fait partie de l’amateur d’art tant cette œuvre qui a souhaité la proximité jubilatoire avec le public a provoqué incompréhensions et refus.
Sans doute cette incompréhension était-elle inévitable tant Peter Saul refusait que sa peinture ressemble à ce qui se faisait à son époque, que cela ne ressemble pas à de l’art moderne, que cela ne soit pas formaliste, que ce ne soit pas décoratif… ainsi que le déclarait l’artiste : « Oui, me démarquer de la critique officielle moite et dégoûtante de l’art est pour moi une grosse affaire. Les guerres, les émotions, les chefs d’œuvres de l’art, le crime, etc. sont toujours pour moi une excuse pour signifier ma distance avec l’art moderne. Cette “distance” est vitale pour moi, et je suis prêt à abandonner tous les avantages, l’argent, la renommée et tout le reste pour la conserver2 » ou « Brusquement, à partir de 1945, apparaît un type de maison doté d’un mur extérieur en verre s’élevant du sol au plafond et, en face, d’un mur intégralement blanc du sol au plafond exigeant un tableau de taille tout aussi considérable, ce qui pose le problème de la façon de disposer les meubles dans la pièce sans dissimuler une partie du tableau ; la “solution” logique est le choix d’un tableau à peu près homogène sur toute sa surface, de sorte que, au cas où une table de salon, un fauteuil ou un divan ferait saillie devant le tableau, son effet ne soit pas altéré. Si un fauteuil masque une partie d’un Rubens, par exemple, ce qui reste visible du tableau n’a plus de sens, tandis qu’avec un Rothko ou un Pollock, trente centimètres cachés derrière un divan, ça ne “gâche” rien, ça paraît “généreux” comme si on en avait à profusion. En ce qui me concerne, l’art américain après cela n’est qu’une surface succédant à une autre à utiliser comme décoration, alors qu’on en parle comme d’une révolution mentale et culturelle. Introduire le crime, la guerre, le sexe, la distorsion et la vulgarité dans l’image est une façon d’ôter au tableau toute dimension décorative – littéralement de le faire sortir de la salle à manger parce que personne ne voudra boire un jus d’orange dans la même pièce3. » C’est réussi !
Eric Suchère
1 « Est-ce que l’humour fait partie de la musique ».
2 Cité par Robert Storr dans « Le principe de Peter », in Peter Saul, catalogue de l’exposition, Musée de l’Abbaye Sainte-Croix et éditions Somogy, Les Sables d’Olonne 1999, p. 19.
3 Ibid. p. 15.