Jeanloup SIEFF

Né en France en 1933 - Décédé en 2000

Prise à Hollywood en 1962, pour le magazine Harper’s Bazaar, cette photographie met en scène Alfred Hitchcock et le modèle Ina Balke, devant la célèbre maison du film Psychose réalisé deux ans auparavant. La maison, qui fut le décor le plus coûteux du film, a été bâtie en recyclant les décors d’un autre film, Harvey, tourné en 1950 avec James Stewart. Protagoniste à part entière du film, la maison est l’un des décors les plus connus de l’histoire du cinéma. Elle fut inspirée par la maison de House by the Railroad, peinte en 1925 par Edward Hopper, et par la maison de la Famille Addams, créée par l’illustrateur Charles Addams avec lequel Alfred Hitchcock était ami1. Il a été dit, à propos de cette maison, que sa structure en trois parties – cave, rez-de-chaussée, premier étage – obéissait, symboliquement, à l’agencement des trois niveaux de la psyché – le Ça, le Moi, le Surmoi : lorsque Norman Bates descend le cadavre de sa mère du premier étage jusqu’à la cave, il reproduirait ainsi la connexion qui relie profondément le Surmoi au Ça2. Quoi qu’il en soit, la composition de la photographie de Jeanloup Sieff en trois plans superposés trouverait ici une heureuse coïncidence par les choix opérés par le photographe de manière à parvenir à connecter étroitement ces plans entre eux, comme nous le verrons. Sur la genèse de cette photographie, Jeanloup Sieff explique : « La mode m’a toujours ennuyé. C’est une jolie fille ou un beau paysage. J’essayais de mettre l’un dans l’autre et réciproquement. J’avais proposé à Bazaar une histoire autour des mythes hollywoodiens. L’attachée de presse de Universal me fait visiter les studios. Devant la maison de Psychose, j’avance l’idée que le maître puisse poser avec un mannequin. “ Désolée, mais il est en train de monter jour et nuit Les Oiseaux à San Francisco.” J’expose malgré tout la photo que j’imaginais, M. Hitchcock descendrait cette pente herbeuse – quand il l’a fait, d’ailleurs, il s’est cassé la gueule dix fois –, saisirait le mannequin et ferait mine de l’étrangler. Elle me rappelle le lendemain : “ OK, il vient demain à 7 heures du matin. ” Pile à l’heure, un gros bébé rose sort d’une longue Cadillac noire et m’annonce : “ Ah, étrangler une jolie fille avant le petit déjeuner, ça a toujours été un régal. ”2 » L’anecdote rapportée par Jeanloup Sieff est intéressante dans la mesure où elle donne l’indication du temps très court dont le photographe a disposé pour préparer cette séance qui donnera lieu à la publication de trois images dans Harper’s Bazaar où sont réunis le mannequin et le cinéaste. Sans pouvoir préparer en détail ni connaître les éventuelles exigences d’Alfred Hitchcock, il est parvenu à obtenir une image dont la réussite tient autant à sa cohérence avec le reste de son œuvre qu’à la manière dont Hitchcock se prête au jeu, se met subtilement en scène avec le mannequin. Les noirs profonds, si caractéristiques des photographies de Jeanloup Sieff, servent une mise en scène où Alfred Hitchcock semble littéralement pousser de la végétation désordonnée et sombre. Son costume noir se confond avec la maison de son film, les manches de sa chemise blanche semblent répondre aux encadrements blancs des fenêtres. Les motifs verticaux de la robe d’Ina Balke et la forme de son corps répondent aux poteaux de couleur claire de la maison. La coiffure du mannequin semble indiquer littéralement la puissance de l’effroi qui lui fait dresser les cheveux sur la tête. L’image multiplie les angles aigus : ceux du toit, ceux les doigts du réalisateur, la succession de triangles acérés allant du haut de la maison jusqu’à
son intersection avec le bras droit d’Hitchcock, les sourcils d’Ina Balke, le plissement de son front, etc. Les pouces et indexes du maître du suspense, dressés en forme de becs au-dessus de la tête du mannequin, citent déjà Les Oiseaux, en cours de finalisation au moment où s’est effectuée cette prise de vue. L’unique bras visible d’Ina Balke, tendu vers le bas, s’inscrit exactement dans la ligne du bras d’Hitchcock, dressé vers sa tête. La main du mannequin porte une bague dont le motif en spirale reprend le leitmotiv de Vertigo (spirale du générique, de la coiffure de Kim Novak, de l’escalier dans la tour de l’église, du baiser de James Stewart
et de Kim Novak filmé à 360°…), réalisé quatre ans auparavant. Cette main, vue en perspective, vient précisément s’ajuster sur la cuisse et l’entrejambe d’Alfred Hitchcock. La composition induit implicitement une dimension érotique fondée sur l’impossible rencontre entre deux personnages qui ne sont pas dans le même plan ni dans le même univers : Hitchcock et la mode, Hitchcock et ses actrices, Hitchcock et ses mannequins articulés et actionnés selon son désir, Hitchcock et les archétypes féminins de ses films.

Jean-Charles Vergne

1- Pour l’anecdote, Charles Addams est explicitement cité par Cary Grant dans un autre film
d’Alfred Hitchcock, North by Northwest. Le réalisateur possédait par ailleurs deux dessins originaux de l’illustrateur.
2- Cette interprétation est proposée par le philosophe et psychanalyste Slavoj Žižek dans le documentaire The Pervert’s Guide to Cinema, réalisé en 2006 par Sophie Fiennes.
3- Jeanloup Sieff, entretien avec Armanet François, « Sieff, Arrêt sur images », Libération,
12 novembre 2000.