Daniel SPOERRI
Né en Roumanie en 1930 – Décédé en 2024
Aux côtés de ceux de Yves le Monochrome, de Restany, de Tinguely, d’Arman, de Hains, de Villeglé, de Dufrêne, de Martial Raysse et de Christo, le nom de Spoerri-Feinstein figure sur la Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme signée le 27 octobre 1960. Véritable acte de baptême – ou plutôt de confirmation – du nouveau groupe, celle-ci pose très clairement le vecteur théorique qui le fonde : « Nouveau Réalisme = Nouvelles approches perceptives du réel ».
Originaire de Roumanie, né à Galatzi en 1930, Daniel Spoerri y participe avec toute une production d’œuvres d’un type particulier, qualifiées par lui-même de « tableaux-pièges ». Ni peintures, ni sculptures, ce sont de vrais bas-reliefs, comme on en parle en terme d’histoire de l’art, constitués d’objets trouvés, au hasard, en ordre ou en désordre, sur des tables, dans des boîtes ou dans des tiroirs, que l’artiste fige en les collant ou en les fixant sur leur support d’origine. Saisis, « piégés » tels quels, sans rien modifier de la situation dans laquelle il les trouve- « Je ne cherche pas, je trouve » disait Picasso – ces « tableaux » subissent en revanche une brutale mutation. Le changement de plan auquel Spoerri les soumet en les accrochant au mur les bascule en effet à l’ordre d’une subversion. Toutes les lois physiques et les conventions perceptives sont ainsi perverties et le regard est renvoyé à sa propre surprise.
La part ludique d’une telle démarche a connu chez Spoerri au fil du temps toutes sortes de déclinaisons dont témoigne la réalisation de collages aux accents partagés entre dadaïsme et surréalisme. Des tableaux-pièges, ceux-ci conservent une impertinence visuelle qui est le gage d’une création libre et indépendante. Il en est ainsi de cette œuvre, Voyage en Islande et au Groënland, datée de 1989, faite d’éléments divers collés sur un ensemble de huit gravures anciennes. Extraites d’une encyclopédie du XIXeme », celles-ci ne sont rien d’autre que des planches médicales scientifiques qui présentent un certain nombre de figures de lépreux, comme l’indique la légende qui les souligne. En s’emparant de ce type d’images et en les parasitant de toutes sortes d’objets collés- une étoile de mer, des pinces de crabe, une mâchoire édentée, des coquillages, un gros champignon, les carapaces évidées de crustacés, un bateau miniature, etc … – Spoerri en subvertit le sens. D’un lot d’images malades et souffrantes, il fait un tableau pittoresque, qui ne manque ni d’humour, ni de poésie. Mieux : il renvoie ces figures burinées et meurtries à l’ordre d’une aventure maritime qui leur est proprement existentielle. Et son œuvre prend la forme d’une galerie de portraits, tout à la fois inquiétante et pleine de fantaisie, au souvenir ému de ces peuples laborieux dont les rites et les usages ont bercé nos rêves infantiles. Une façon de leur redonner vie et mémoire, de les sauver d’un inéluctable naufrage.
Philippe Piguet