Hiroshi SUGITO

Né au Japon en 1970 - Vit à Tokyo

J’essaye de décrire la maison. Il s’agit de la maison de mon enfance ou d’une autre maison. Ou peut-être d’une maison que vous tenteriez de décrire pour que je me l’imagine. Mes souvenirs et les vôtres sont insolés comme une vieille photographie – comme celles des albums aux pages de carton blanc protégées par un plastique collant. Ces images ont vieilli, nous les regardons en de rares occasions.

Elles ont viré vers l’ocre-jaune, entre bistre et sépia – la teinte des nostalgies et des mémoires effilochées. Mes souvenirs comme les vôtres ou ceux de vos parents et de vos grands-parents ont la même couleur ; nous nous ressemblons, nos souvenirs ont la même couleur dans les albums. De mes souvenirs et des vôtres, beaucoup n’existent pas : des clichés ocre-jaune que nous avons vus et que nous avons oubliés. Convaincus d’avoir vécu ces images d’albums, nous avons cru qu’elles étaient nos souvenirs. Je dresse un souvenir comme on dresse une table ; je dresse une table, je fais un tableau, je fais un cadre aussi lâche que possible pour que l’image s’y dépose.

J’essaye de décrire la maison. C’est à peine l’esquisse insolée d’une bâtisse, brossée d’un ocre sec, une maigreur de pigments couleur de limonite couvrant à peine un badigeon blanc, masquant à peine la première couche d’une autre esquisse. La perspective, fausse, révèle sur le côté une façade rose pâle, un semblant de porte, la silhouette d’un bosquet ou d’un arbre aveuglé de lumière. Devant la maison, la lisière d’un champ labouré dont les sillons couverts de paille brûlée irradient comme un soleil. Je ne me rappelle pas la forme de la maison. Une forme de maison comme toutes les maisons, un toit triangulaire coiffant quatre murs de chaux – je ne me souviens pas comment le toit se joint aux murs, cette partie du souvenir est absente, laissée en blanc.

La peinture d’Hiroshi Sugito m’évoque l’ouverture du film Memento (Christopher Nolan, 2000) dans laquelle une image Polaroid s’éclaircit jusqu’à perdre ses couleurs et se dissoudre dans un blanc contrasté de jaune pâle. L’image disparaît comme s’effacent les souvenirs du protagoniste atteint d’amnésie antérograde le privant de mémoire immédiate. À l’identique, la peinture d’Hiroshi Sugito montre la dissolution d’un souvenir dont l’étiolement se manifeste jusque dans la désagrégation du tableau lui-même. Les semences fixant la toile s’expulsent du châssis, les sillons du champ labouré s’épanchent hors-champ en version noir et blanc sur une frange toilée, rebiquée comme un vieux parchemin. Ou bien, c’est l’inverse : un souvenir advient, se sédimente, rassemble les scories éparses de sensations et d’images fragmentaires jusqu’à faire tableau. Il y aurait alors, simultanément, passion et résurrection du souvenir dans une peinture semant les symboliques christiques – clous, couronne d’épines, suaire, lumière épiphanique – jusqu’à la peinture dorée révélée lorsque l’œuvre est observée de côté, jusqu’à la forme rosée évoquant la silhouette de Nicodème soutenant le Christ dans la Déposition de croix de Pietro da Rimini conservée au Louvre.

Jean-Charles Vergne