Gérald THUPINIER

Né en France en 1950 – Vit en France

Gérald Thupinier craint qu’en matière d’art, le nouveau à tout prix ne mène à une impasse ; l’important pour lui est de donner un sens à la peinture et de « penser notre rapport au Monde, penser notre Monde ». Pour affirmer cette dimension de l’œuvre, il réalise d’abord une série de toiles parodiques où figure le mot Il concept ». Déjà, apparaît son attachement au langage et à l’écrit comme supports de l’idée et élément à part entière de l’expression picturale. Sa formation est sans doute à l’origine de cette perspective particulière : aujourd’hui peintre avant tout, il écrit toujours, mais a étudié et enseigné la philosophie.
Dans une série intitulée « Nietzsche », la démarche très intellectuelle semble mettre la dimension plastique au deuxième plan derrière le verbe omnipotent. Si l’on pressent une volonté sous-jacente de fusion entre ces deux termes du tableau, c’est davantage leur division qui apparaît encore. Après 1983, dans la série « Skadzo », la matière a pris une dimension plus importante qui transcende l’écrit. La surface de la toile s’élabore dans une superposition de ruissellements et de cicatrices ; la couleur est terne, brune, grise ou d’un noir qui emprunte au bitume sa teinte et son aspect. Dans ce magma sans lumière où le regard peut s’enfoncer, des morceaux de bois, de fer, de tissu semblent immergés.
Dans leur langue d’origine, des citations empruntées à Léonard de Vinci, Saint-François d’Assise, Dante… mêlant l’évocation de l’art et de la spiritualité, sont inscrites et prêtes à se dissoudre dans la matière picturale qui évoque à la fois le chaos d’un monde en gestation et les vestiges d’un univers détruit. La pensée devenue physiquement peinture, la force des mots passe dans la matière, qui métamorphose en retour le sens du verbe. (Quoiqu’extraite de son contexte théâtral, une phrase d’Alain Cuny rend assez bien compte de l’évolution qui s’est ici produite : « le verbe s’est fait chair (…); il appartient à celle-ci d’être la voix du verbe. »). Le choix des textes, une façon de suggérer, presque d’invoquer, l’originel et la présence dans certains tableaux de la croix ou d’autres signes emblématiques, apportent à ces œuvres une connotation mystique. Thupinier reconnaît d’ailleurs que sa peinture « questionne » le religieux; mais il faut alors chercher les termes exacts de cette quête dans ce qu’il admire chez Beuys : son expression d’une foi sans religion.

Trouvant son origine dans la peinture religieuse du Moyen-âge, le diptyque est un support devenu fréquent dans l’art contemporain : il est particulièrement présent dans l’œuvre de Thupinier. L’association de ces deux toiles repose sur un double jeu de similitude et dissimilitude. Parallèlement à l’unité chromatique de gris terreux qui les unit, une différence les distingue quant à la conception et à la réalisation. Le panneau de gauche présente, très en matière, des bandes symétriques et un collage, tandis que celui de droite, plus lisse, semble avoir été poncé pour mieux faire apparaître le texte qui s’y trouve et qui, s’il n’est pas complètement et immédiatement saisissable, rétablit matériellement et sémantiquement l’unité du diptyque. Un monde chaotique semble faire face à un autre, pacifié par le verbe. De cette tension (et il faut considérer tout ce que ce mot évoque d’intensité, mais aussi de précarité) entre le texte et la matière, est issue la peinture de Thupinier.

Nicolas Chabrol