Eric BAUDELAIRE
Né aux Etats-Unis en 1973 - Vit en France
Issue d’une commande du CNAP, The Dreadful Details est une des œuvres majeures réalisées par Éric Baudelaire, dont le FRAC Auvergne a acquis l’un des cinq exemplaires. Éric Baudelaire n’est pas photojournaliste et son travail de photographe ne consiste pas à arpenter les théâtres d’opérations armées. Sa pratique, qui emploie aussi bien la photographie que le film, est principalement tournée vers une recherche qui concerne l’image dans son expression la plus large.
Lors de sa première présentation au festival Visa pour l’image de Perpignan, The Dreadful Details a fait l’objet de commentaires parfois acerbes de la part de photojournalistes choqués par l’ambigüité de cette fresque photographique complexe entièrement conçue dans un décor hollywoodien, avec des figurants et des acteurs dirigés par l’artiste en fonction d’un travail préparatoire très précis effectué préalablement. La scène de guerre représentée est donc le fruit d’une complète falsification, visible néanmoins par les traces indicielles volontairement semées par Éric Baudelaire (poutres de soutien du décor, plaque de Placoplatre décollée sous le balcon, paire de chaussures de sport dans le coin inférieur droit). La photographie a été réalisée dans un ancien décor de western proche de Los Angeles, transformé par son propriétaire en villa irakienne au moment de la guerre du Golfe pour les besoins du cinéma. Cette scène qui semble prise sur le vif, juste après la déflagration meurtrière d’un engin explosif, au moment où une unité de combat américaine pénètre les lieux, ne porte pourtant aucun indice de mouvement. Rien ne bouge et les protagonistes prennent la pose dans cette grande fresque dont l’unité est doublement brisée par la présentation en diptyque et par le processus de prise de vue lui-même, résultant de photographies successives des différentes micro-scènes, montées a posteriori. Le titre, The Dreadful Details, est une référence explicite aux photographies prises après la bataille de Gettysburg, pendant la guerre de Sécession, par Alexander Gardner et Timothy O’Sullivan, qu’ils accompagnèrent de la légende suivante : “ It shows the blank horror and reality of war, in opposition to its pageantry. Here are the dreadful details ! Let them aid in preventing such another calamity upon the nation. ” (« Cela montre l’horreur vide et la réalité de la guerre, en opposition à son apparat. Voici les détails horribles ! Qu’ils puissent contribuer à empêcher une autre catastrophe sur la nation. »). Les cadavres disposés au centre de l’œuvre d’Éric Baudelaire sont une citation directe à l’une de ces photographies (A Harvest of Death), citation d’autant plus pertinente qu’elle se réfère non seulement à la première photographie de l’histoire montrant des cadavres sur un champ de bataille mais aussi au fait que cette première image soit, déjà, le fruit d’une falsification car on sait que le photographe déplaça certains corps afin de pousser à son paroxysme la dimension tragique de sa prise de vue.
La photographie d’Éric Baudelaire joue donc de l’inauthenticité de sa représentation en s’enracinant dans une histoire dont la genèse elle-même repose sur une image manipulée. Et tout, pratiquement, dans l’œuvre d’Éric Baudelaire doit être vu selon l’angle de la lecture duale et de la référence. Ainsi, la composition du groupe de soldats à droite est-elle issue de celle de la peinture d’Édouard Manet, Exécution de Maximilien (1867), elle-même inspirée de Tres de Mayo de Goya peinte en 1814 : le groupe de soldats d’Éric Baudelaire adopte (sous un angle différent) une position semblable à celui de Manet, jusqu’au Marine situé en retrait, à droite, dont la posture évoque celle du soldat français qui arme son fusil, dépeint sarcastiquement avec les traits de Napoléon III dans le tableau de Manet. De même, les figures de la femme et de son enfant, placées au centre du diptyque (ceux-là mêmes qui, de façon absurde, avaient été comparés à la Madone de Bentalha d’Hocine Zaourar), convoquent-elles la figure universelle de la piéta et de sa plus fameuse représentation, la sculpture de 1499 de Michel-Ange, dans une posture qui traduit « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie », pour reprendre les termes de Charles Baudelaire. Et, par-delà l’histoire de l’art, la présence dans le même espace des deux journalistes, empêchés de travailler par un Marine, et de l’homme sur le balcon qui filme en toute impunité la scène avec son téléphone, rend compte avec exactitude de la manière dont les images nous parviennent désormais : diffusées selon les canaux médiatiques en version « redacted » – revues et corrigées par la censure militaire –, ou postées sur Internet par les protagonistes eux-mêmes – civils ou soldats – sans que leur contenu ait été modifié ou expurgé (cette seconde possibilité ayant notamment permis de rendre publics les actes de torture commis dans la prison d’Abu Ghraib). Enfin, pour quitter la vue de détail et revenir à une vision globale de cette œuvre, il est utile de prendre en considération la gestuelle des Marines qui, trois fois, répètent le même geste – bras tendu, main ouverte en avant – dont la précision semble ne rien devoir à la coïncidence : le soldat de gauche qui fait face aux journalistes, le soldat situé au centre du peloton d’intervention et celui qui bloque le chemin du vieil homme, à droite, ont tous les trois ce geste dont l’ambivalence signifie à la fois le contrôle et la pacification. Contrôler et pacifier impliquent une présence américaine régie par une volonté de non-agression. Le geste répété symbolise, avec intelligence et subtilité, ce qui se joue dans l’ambiguïté de l’intervention américaine en Irak et pose, aussi, la question politique et philosophique des nuances entre pouvoir, autorité et légitimité. Quoi qu’il en soit, cette grande fresque photographique, par-delà la réflexion qu’elle induit sur l’authenticité des images, se constitue-t-elle en adoptant les attributs de l’image de propagande. Le regard porté par Éric Baudelaire n’est pas, comme chez Yuri Kozyrev, un regard diagnostic véhiculé par les images mais un regard destiné à opérer le diagnostic des images elles-mêmes.
Avec le film Sugar Water, acquis par le FRAC Auvergne en 2008, il construit une véritable machine à disséquer l’image et sa perception en utilisant des modes de représentation et de réception qui appartiennent tout autant au registre de la photographie qu’à celui du cinéma. La scène se déroule sur un quai de métro, loué par l’artiste pour la réalisation du film. Le nom de la station a été rebaptisé Porte d’Erewhon, en référence au roman Erewhon écrit en 1872 par Samuel Butler dans lequel l’auteur, marginalisé aussi bien en littérature que dans ses écrits de philosophie biologique, tournait en dérision la société victorienne. Le titre du roman procède à la fois d’un retournement de la langue et d’un jeu sémantique : erewhon est l’envers de nowhere (nulle part) qui, scindé en deux parties, donne now here (ici maintenant). Avec Samuel Butler, le nulle part est également un « ici et maintenant ». De la sorte, le film d’Eric Baudelaire repose sur la même articulation : il s’agit d’une œuvre sans lieu, d’une station de métro située «porte de nulle part», d’une action utopique ; il s’agit aussi d’une action qui se déroule dans un non lieu par excellence, un lieu de transit sans identité, où l’on ne fait que passer. Le nom de la station de métro donne ainsi l’indice d’une action sans localisation, sans lieu ou, plutôt, se déroulant dans un lieu artificiel, fabriqué de toutes pièces. Nous sommes effectivement dans un faux lieu, dans un décor de cinéma à l’intérieur duquel tous les protagonistes sont en réalité des acteurs jouant une scène parfaitement réglée par l’artiste, qui montre un colleur d’affiches posant un à un les différents lés destinés à constituer une affiche publicitaire. Alors que l’image se révèle lentement, les usagers du métro montent et descendent d’une rame que l’on ne voit pas, dont on n’entend que le bruit (cette rame n’existe pas en réalité et n’est qu’un trucage sonore). Progressivement, l’image posée au mur dévoile son contenu, une simple rue parisienne où sont garées des voitures. Puis le colleur d’affiche commence à recouvrir cette première image par une seconde, dans laquelle la voiture garée au premier plan explose. Puis une troisième image recouvre la seconde, montrant la voiture en combustion. Une quatrième image montre ensuite la carcasse calcinée du véhicule avant qu’un cinquième et ultime recouvrement redonne au panneau publicitaire son aspect initial, un grand monochrome bleu semblable à une peinture d’Yves Klein. Simultanément, les figurants qui interprètent les usagers du métro vont se succéder autant de fois qu’il y a d’images, refaisant les mêmes gestes, quasiment à l’identique, parfois en permutant leurs rôles. A aucun moment ils ne prêteront attention à la séquence d’images qui se dévoile sous leurs yeux. La violence de la scène littéralement «développée» par le colleur d’affiches leur échappe, soit par indifférence, soit parce que ce développement qui mixe les techniques de la photographie à celles du cinéma se loge dans un laps de temps trop long qui rend finalement l’image exsangue de tout contenu spectaculaire. Il s’agit ici pour Eric Baudelaire de réfléchir à la fois sur la perception de l’image violente (l’explosion, l’acte terroriste, la menace invisible) définitivement banalisée et sur la manière d’étirer au maximum le mécanisme du suspense cinématographique pour lui ôter tout effet d’angoisse ou de surprise. Le titre du film, Sugar Water, fait référence à une phrase de Bergson dans laquelle le philosophe explique que pour prendre la pleine mesure de l’écoulement du temps, il suffit de regarder un sucre fondre dans de l’eau. Le temps très long du film – 72 mn – et son action étirée au maximum donnent cette mesure temporelle par une lenteur qui empêche quasiment le spectateur de voir l’œuvre dans son intégralité, Eric Baudelaire acceptant tout à fait que l’on puisse n’en regarder que quelques minutes pour éventuellement en visionner un autre passage plus tard dans la visite de l’exposition dans laquelle elle est présentée. Enfin, deux références sont à noter : celle, déjà évoquée, des monochromes bleus d’Yves Klein et celle des petits films réalisés dans les années 60 par Daniel Buren dans lesquels celui-ci se filmait en train de coller dans la rue des lés d’affiches représentant ses fameuses bandes verticales.
Jean-Charles Vergne