Alexis CORDESSE
Né en France en 1971 - Vit en France
Rappel des faits : le 6 avril 1994, le président rwandais Juvénal Habyrimana est tué dans un attentat resté non-élucidé. Aussitôt, le pouvoir en place met en application son plan d’extermination, visant à éliminer tous les opposants au régime et l’ensemble des Tutsi de ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs. Tous les services de l’État sont mobilisés. En moins de cent jours, au vu et au su de la « communauté internationale », militaires et miliciens, mettant à contribution la population civile, massacrent entre huit cent mille et un million de personnes. Il fallut attendre la fin du mois de juin 1994 pour que la France décide d’une intervention « humanitaire » controversée du fait de ces liens avec l’ancien régime, et la fin du mois de juillet pour que les pays occidentaux et africains consentent enfin à se mobiliser.
Composé de trois ensembles formellement distincts, le cycle de travail que j’ai consacré, entre 1996 et 2014, à l’évocation du génocide des Tutsi du Rwanda, associe images photographiques, archives sonores et témoignages. Face à un événement dont la nature semble excéder toute tentative d’enregistrement et de représentation, ce projet résiste à la commodité d’un discours moralisateur sur le crime de masse, la souffrance de la victime, et sur l’inhumanité du bourreau. Il propose de nouveaux espaces de perception et de représentation à travers lesquels le regardeur est invité à se confronter à la dimension incroyable de l’événement, à s’interroger sur le pouvoir des images, à engager son imagination pour penser le crime plutôt que le contempler.
Ainsi, avec Itsembatsemba (1996), réalisé à partir d’images photographiques prises deux ans après les massacres et d’extraits d’archives de la Radio Télévision Libre des Milles Collines (RTLM), radio créée pour diffuser l’idéologie raciste, il s’agit de s’interroger sur la nature du crime. L’Aveu (2004), composé de portraits et d’extraits d’aveux de personnes ayant participé aux massacres, interroge la distance face à la question du mal. Enfin, Absences (2013) qui réunit photographies de nature, de stèles du souvenir et témoignages sonores de trois femmes, deux rescapées et une «juste», aborde la question du hors-champ et de ce qui fait mémoire. Réunis a posteriori sous forme de trilogie, ces ensembles conçus et réalisés indépendamment les uns des autres, à des moments différents de ma carrière, sont autant d’étapes d’un parcours de maturation à travers lequel se révèlent l’évolution de ma démarche photographique et le souci de renouvellement des formes qui l’accompagne.
Alexis Cordesse
ABSENCES
En 2012, devant une toile de la série des Nymphéas de Claude Monet, j’ai eu subitement le désir de retourner au Rwanda pour y photographier la nature. J’ai toujours été très impressionné par la beauté et l’harmonie qui se dégagent des paysages rwandais, par le dialogue involontaire qu’ils instaurent avec les paysages sublimes des peintres romantiques. Pour autant, le souvenir de ce qui s’était passé dans ces lieux et le trouble que cette remémoration provoque dans mon imaginaire m’ont toujours empêchés de m’abandonner à la contemplation. À la différence d’une guerre, un génocide ne laisse que peu de traces dans le paysage. Au Rwanda, elles restent quasiment indécelables à l’échelle du territoire, cantonnées aujourd’hui aux seuls lieux de mémoire. Les traces du génocide ne sont plus visibles, et mes images engagent à reconsidérer la vision hiératique du Rwanda, longtemps véhiculée par la photographie : celle d’un immense cimetière à ciel ouvert. Bien au contraire, ces lieux, théâtres des massacres, semblent être redevenus une sorte de « paradis originel » vaste et infini. Ainsi, mes photographies de nature dialoguent avec la peinture de paysage tout en jouant, de façon assumée, avec les clichés colonialistes faisant du Rwanda un “Éden aux mille collines”. Elles se nourrissent des mes travaux antérieurs comme des représentations médiatiques de la tragédie rwandaise, de sorte que l’imaginaire et la conscience des horreurs du passé viennent, hors champ, en troubler la lecture tout en révélant l’ambivalence de ces paysages. Comme le fait remarquer Nathan Réra, « il s’agit moins d’en admirer l’irrépressible beauté que d’en sonder les interstices, la trace invisible que l’histoire a déposée en eux. [Ces paysages] sont des trompe-l’œil, des pièges et non des refuges, des tombeaux à ciel ouvert où se dévoile une nature luxuriante, entêtée dans son travail de vie1. » Je complétais ces vues de nature avec deux images de stèles du souvenir. L’une a été réalisée dans un petit mémorial érigé près d’un pont, à la mémoire des milliers de victimes dont les corps furent jetés dans la rivière Akagera. L’autre au mémorial de Ntarama, où j’ai photographié, pan par pan, un mur des noms que j’ai reconstitué en un montage au format panorama. Ces noms demeurent, par analogie avec la nature, les seules empreintes visibles de l’histoire. Or, la stèle commémorative de l’église de Ntarama reste, près de vingt ans après l’événement, inachevée. Les mousses recouvrent progressivement les pierres, la nature et le temps y dessinent leurs motifs, telle une vision métaphorique de la mémoire et de l’oubli. Enfin, j’ai recueilli, à Kibuyé, les témoignages sonores de Marthe et Odette, deux rescapées, et de Joséphine, une « Juste » hutu (à l’écoute sur www.alexiscordesse.com). Chacune se raconte, avec une extrême pudeur et leurs récits nous renvoient à ce que les images ne montrent pas. Cet écart entre images muettes et témoignages sans visages invite à considérer la part de manque de toute image et à engager notre imagination pour se représenter l’événement.
Alexis Cordesse
1- Nathan Réra, « Paysages du désastre, territoires de la mémoire, photographier la nature au Rwanda », Études photographiques n°31, 2014
ITSEMBATSEMBA
Je me rends pour la première fois au Rwanda en mars 1996, dans le cadre de la production d’une série de courts-métrages réalisés à partir de mon travail photographique et sonore1. Dans le silence des collines, je photographie et enregistre des sons lors de cérémonies de commémoration, à l’occasion des exhumations-inhumations des ossements des victimes, dans des sanctuaires, des asiles psychiatriques, des orphelinats, des églises. J’enregistre les traces des absences et les séquelles du traumatisme. Alors qu’en 1994 la déferlante d’images iconiques de la souffrance des réfugiés avait largement contribué à effacer le scandale du génocide sous la détresse de l’exode, je me confronte à l’urgence de témoigner au présent du passé, de la spécificité du crime commis deux ans auparavant dans l’indifférence générale.
Dans L’Écriture ou la vie2, que je lis dans l’avion qui me mène à Kigali, Jorge Semprun, interné à Buchenwald, évoque la difficulté de raconter l’expérience de la déportation : « L’essentiel, c’est de parvenir à dépasser l’évidence de l’horreur pour essayer d’atteindre à la racine du mal radical, das radikal Böse. Car l’horreur n’était pas le Mal, n’était pas son essence du moins. Elle n’en était que l’habillement, la parure, l’apparat. L’apparence, en somme3. ». À la lumière de cette remarque, je pris conscience qu’aucune des photos que je prenais n’était en mesure de dire « par elle-même » quoi que ce soit sur la nature de l’entreprise criminelle. Elles n’offraient aucun indice sur le caractère systématique et planifié des tueries. Je devais prendre acte de cette aporie et penser l’image avec ses manques, car cet essentiel se trouvait ailleurs, en amont, dans l’intention du projet d’extermination. S’imposa ainsi l’idée d’utiliser des extraits des programmes de la Radio Télévision Libre des Milles Collines (RTLM), une radio créée en 1993 par les extrémistes hutu pour propager sur les collines l’idéologie de l’ethnisme. Alternant musique zaïroise et discours de haine, la RTLM joua, à partir du printemps 1994, un rôle essentiel dans la coordination et la motivation des tueries. Ses archives constituent une véritable preuve à charge contre les auteurs du génocide, et rappellent que toute entreprise d’extermination, avant d’être un acte, est une idée, une parole, nées d’une conscience humaine.
L’installation Itsembatsemba se compose de vingt-cinq photographies et cinq textes, retranscriptions d’extraits de la RTLM, présentés sous la forme d’un mur d’images. Une bande-son composée d’une sélection d’archives sonores de la RTLM accompagne cette mise en espace de sorte que les mots et les voix de la radio viennent contaminer et complexifier les représentations visuelles de l’horreur. L’image fixe suspend le temps là où le son se charge de briser cette suspension, reliant passé et présent en une opposition féconde entre visible et invisible.
Alexis Cordesse
1- « Populations en danger », une série de quatre courts-métrages d’Alexis Cordesse & Eyal Sivan, France, 1996 –
1998, Momento! & État d’urgence Production.
2- Jorge Semprun « L’Écriture ou la vie », Paris, éditions Gallimard, 1994.
3- Ibid, page 98.