Marina GADONNEIX
Née en 1977 en France. Vit à Paris
Marina Gadonneix met en place des dispositifs lui permettant d’enregistrer des images qui peuvent être le dispositif lui-même, des fictions, ou des leurres. Dispositif, lorsqu’elle montre, par exemple, les éléments (socles, toile de fond, structures portantes, lampes, etc.) qui permettent de photographier des œuvres d’art à des fins de reproduction. L’œuvre saisit toute l’architecture invisible qui devient comparable à un décor de théâtre énigmatique (Après l’image, 2012-2015). Fictionnelle, lorsqu’elle enregistre une simulation d’éclairs par le laboratoire Ampère du CNRS où il devient impossible de saisir ce qui est de l’ordre du vrai ou du faux. Leurre, lorsque les fonds verts permettant les incrustations numériques dans les studios cinématographiques deviennent des monochromes semblant immatériels (Fog, 2012). La photographie n’est pas, chez elle, un enregistrement, mais la création d’une stratégie permettant de mettre en doute la réalité de l’image, de créer des images improbables ou impossibles ou de nous sidérer par la beauté de celles-ci.
Northern Lights est une série de 8 photographies (2015), sept en noir et blanc et une en couleur (celle qui a été acquise par le FRAC Auvergne) capturant des images produites par le simulateur auroral de l’observatoire de Meudon. Ce sont des reproductions en laboratoire du phénomène permettant la formation des aurores boréales. Des électrons sont propulsés sur une sphère magnétisée modélisant, ainsi, une éruption solaire à l’origine de ce spectacle naturel. Le but du laboratoire n’est pas, à l’évidence, de produire un choc esthétique, ni même d’être au plus près de ces voiles verts colorant le ciel et modulés de teintes rougeâtres que l’on observe au-delà du cercle polaire. Ce que Marina Gadonneix nous donne à voir n’est donc pas l’incarnation attendue de cette rencontre entre des particules chargées et la magnétosphère en zone aurorale, mais un triple objet : la monstration d’un dispositif technique et scientifique expérimental nommé la « terrela » inventé par Kristian Birkeland en 1895, une image abstraite difficilement lisible dont nous pouvons douter de la réalité et, enfin, des objets flottant dont nous comprenons intuitivement la forme cosmique. Nous passons de la rêverie autour des images que la science peut produire jusqu’à considérer celles-ci esthétiquement… sauf qu’il ne s’agit pas d’une imagerie scientifique mais d’une captation faite par une artiste qui n’a pas pour volonté de comprendre la physique. L’image est à la fois un impensable – saisir un bombardement d’électrons – que son dépassement – voire l’image inédite qui en résulte et la considérer comme telle.
La série Tornado (2016) sont des images produites par le simulateur de tornades de l’Iowa State University permettant de voir la dynamique et les déplacements de celles-ci, les contraintes exercées sur des bâtiments civils et, ainsi, de donner des normes pour la construction. Il s’agit, là, de physique appliquée. Les images réalisées par Marina Gadonneix déréalisent ce caractère prosaïque pour donner une image sublime tel que Edmund Burke les définissait en 1757 dans A philosophical Inquiry into origine of our ideas of the Sublime and Beautiful [Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau], faisant appel à la terreur et à l’informe – ce que sont, littéralement, les tornades. Mais il n’est pas sûr que cela soit ce que nous voyons dans ces œuvres qui semblent être autant des photographies de nuages dans un ciel nocturne – par la présence de l’arrière-plan noir –, que de vagues en furie. En elles, plusieurs images artistiques remontent : les nuages de John Constable des années 1820 par exemple, les maelstroms de Joseph Mallord William Turner comme Vapeur dans une tempête de neige de 1842, ou les Équivalents, photographies de nuages d’Alfred Stieglitz prises entre 1922 et 1934. La série Tornado poursuit la même saisie des phénomènes naturels montrés dans Volcanic Eruption [Éruption volcanique, 2016], la série Waves [Vague, 2016], Lightning [Éclair, 2014] ou Avalanche (2015) en révélant de la beauté fulgurante ceux-ci… sauf qu’il ne s’agit que de modélisations faites par l’homme, domestiquées par celui-ci, d’images factices au sens propre du terme. C’est en cela qu’elles marquent une distance évidente avec le romantisme de Constable et de Turner ou le lyrisme humaniste de Stieglitz.
Éric Suchère
A propos de Untitled (Northern Lights #8) :
Le 10 avril 2019, pour la première fois dans l’Histoire, était diffusée la photographie d’un trou noir. Ou, plus précisément, pour la toute première fois, on pouvait voir le disque d’accrétion de gaz ionisé perpendiculaire au trou noir – un trou noir étant invisible puisque la lumière ne peut s’en échapper. Baptisé M87* (prononcer M87 étoile), il s’agit d’un trou noir supermassif dont la masse est de sept milliards de fois celle du Soleil, dont le diamètre d’action (ce que l’on nomme en langage astrophysique « l’horizon des événements ») est de trente-huit milliards de kilomètres. Cette image, qui constitue la toute première preuve visuelle d’un trou noir supermassif, a été rendue possible grâce à l’Event Horizon Telescope, composé de huit radiotélescopes répartis sur la surface de la Terre, reliés entre eux pour créer un télescope à haut pouvoir de résolution.
Lorsque j’ai découvert cette image, dans la presse et sur les réseaux sociaux, il m’a semblé que je l’avais déjà vue. Impossible. Ce que j’avais vu, ce sont deux autres images. Il s’agit d’abord de la première simulation de trou noir datée de 1978, réalisée par l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, dont il avait annoncé qu’elle ressemblerait sans doute au trou noir supermassif situé au centre de la galaxie elliptique M87, démontrant l’incroyable capacité de la science à faire ce que l’on nomme des « expériences de pensée » (c’est aussi ce que font en permanence les créateurs). La seconde image est celle de Marina Gadonneix, issue d’un corpus intitulé Northern Lights. Elle ne concerne en rien les trous noirs et prend pour source les aurores boréales simulées à l’Observatoire de Meudon, où travailla d’ailleurs Jean-Pierre Luminet jusqu’en 2014. Il me faut préciser à ce stade que lorsque j’ai vu la photographie de Marina Gadonneix, j’ignorais qu’il s’agissait de cela, j’y ai spontanément vu un trou noir, un agencement cosmique photonique diffracté, tirant vers le rouge dans le spectre lumineux, indiquant ainsi l’âge d’un phénomène éloigné de plusieurs années-lumière de notre galaxie. C’était impossible puisqu’aucune image de trou noir n’existait alors. Pourtant, la première photographie d’un trou noir lui ressemble, soulignant sans doute le principe de la répétition des formes et des motifs dans l’univers, du microscopique au cosmique. Comme la plupart, je n’ai de l’astrophysique qu’une connaissance néophyte, j’emmagasine les images et les bribes d’articles de vulgarisation comme autant de fantasmes se mêlant à une poétique de la langue scientifique. Boréal, supermassif, disque d’accrétion, horizon des événements deviennent les propulseurs d’images incertaines mais ô combien savoureuses sur l’infini, la finitude, la solitude intergalactique et l’incommensurable. J’imagine Marina Gadonneix dans une disposition semblable lorsqu’elle photographie – avec des connaissances bien plus précises que les miennes – la formation artificielle d’aurores boréales, d’éruptions solaires de poche bombardées d’électrons, rejouant les premières expériences menées en 1895 par Kristian Birkeland, le premier à être parvenu à une telle simulation. Devant cette photographie, je l’imagine (puisque c’est elle qui la vit la première) interloquée par le halo vert à peine luminescent en haut à droite, révélant les contours d’une bulle ionisée se posant délicatement sur un cerceau de lumière rouge aux bords indéfinis que s’apprête à frôler, par la gauche, une autre forme rouge-rose propulsée depuis un noyau noir par un éclat du même vert que celui de la bulle. Notre ignorance est fascinante, pour peu que nous la laissions tisser les filaments de narrations imaginaires, pour peu que nous nous laissions porter par les promontoires du songe.
À propos de Sans titre (Tornado #2) :
Tornado appartient à une série conçue au sein de laboratoires scientifiques, destinée à photographier des phénomènes naturels reproduits artificiellement, dont la nature cataclys-mique se trouble d’une fascinante beauté. Tornades, avalanches, foudre, séismes ont été reconstitués, rejouant le sublime, le grandiose et l’effroi d’élans climatiques incontrôlables, soulignant leur puissance onirique pour l’imaginaire. Pour cette tornade, la beauté destructrice a été mise en scène, hissant l’art et la science au niveau de la démesure des forces célestes et telluriques. Répétant le déchaînement des éléments et la grandeur d’une catastrophe, la connaissance a percé le secret des trombes. Les deux photographies dévoilent les arabesques de nébulosités enténébrées, leur magnificence de vapeur et leur troublante poésie noire. Les nuages et les brumes ont fini par confondre leurs corolles alors que circulaient très haut les pulsations d’air froid, à des altitudes que l’œil ne pouvait percevoir, alors qu’au ras du sol l’air chaud se condensait, chargé d’humidité. La tornade s’est formée dans une aspiration soudaine, le froid et le chaud enlacés en spirale. On imagine les poussières et les brins d’herbe sèche tournoyer vers le ciel pour se joindre à la forteresse sombre dessinée par les nues en grappes de coton calciné. On imagine le vortex, sa somptuosité magnétique, la sidération pour l’œil qui voudrait fixer l’œil évidé du cyclone alors que s’avivent les images de fin du monde des récits d’apocalypses et de tourmentes. Et l’on ne peut comprimer l’émerveillement devant l’éblouissante et mystérieuse force de l’air.
Jean-Charles Vergne