YAN Pei-Ming
Né en Chine en 1960 - Vit en France
« Je crois que la peinture est toujours d’actualité. Il s’agit du médium le plus basique ; tu as simplement besoin de châssis, de toiles, de pots de peintures et de pinceaux. C’est utiliser un minimum de moyens pour arriver à un maximum d’effets. »¹
Yan Pei-Ming est originaire de Shangaï, où il a vécu jusqu’à l’âge de vingt ans. Son adolescence en Chine seront déterminantes dans la constitution de son œuvre picturale pour des raisons évidentes liées à l’histoire de son pays et, plus particulièrement, au régime politique dictatorial mené par Mao à cette époque. Ayant fait ses armes de peintre en réalisant des fresques murales représentant Mao, il tentera, dans un premier temps, lors de son arrivée à l’École des Beaux-Arts de Dijon en 1980, d’échapper aux références asiatiques dans ses œuvres. Pourtant, dès 1987, Pei-Ming procède à une mise en perspective des années passées en Chine et du profond dégoût qu’il éprouve envers son dirigeant. Il commence alors à exécuter avec virtuosité des portraits monumentaux de Mao qu’il confronte à ceux d’anonymes et à ceux qu’il peint en se servant de son père comme modèle. C’est à la fin des années 80 que Pei-Ming affinera un style symptomatique à présent de toute son œuvre, un style où les œuvres sont peintes dans la fulgurance d’une gestualité très physique, un style n’usant que de deux couleurs (noir et blanc ou rouge et blanc) et dédié pour l’essentiel au portrait.
L’homme le plus puissant (le père de l’artiste) appartient à une longue série de portraits consacrés à son père. Les titres qu’il leur donne sont tous conçus sur un modèle unique (l’homme le plus puissant, l’homme le plus têtu, l’homme le plus sage…) conférant à la figure du père une ambiguïté issue de cette multiplicité de qualificatifs. Pei-Ming a toujours reconnu que son père était pour lui un être étranger, discret, peu volubile. Cette méconnaissance de la figure paternelle l’amène donc à l’assimiler d’une certaine manière à la figure de n’importe quel anonyme. Par ailleurs, cette confusion instaurée entre le père omnipotent et l’anonyme en amène une autre, orientée vers une assimilation du père génétique avec le père symbolique, spirituel et idéologique des Chinois, Mao, dont l’écrasante figure politique a rendu célèbre dans le monde entier la représentation en portrait officiel. Il y a donc, de la part de Pei-Ming, la volonté de confondre les deux visages et de provoquer une succession de glissements sémantiques au sein même du tableau. Car, en effet, Mao est simultanément le père du peuple et la figure emblématique de l’ogre. La monumentalité de cette peinture, et les différentes connotations liées à la couleur rouge rendent ambiguë l’interprétation de cette œuvre, créant une ambivalence de sens entre la figure du père politique (qui est aussi par extension figure du père artistique) et celle du père génétique.
Oncle aveugle et Homme invisible
Dans ce diptyque, Yan Pei-Ming met en confrontation deux portraits très différents. La première peinture représente l’oncle de l’artiste, aveugle depuis l’âge de 7 ans. Il s’agit d’un portrait réalisé d’après modèle. La seconde partie, plus énigmatique, plus chaotique, représente un visage décrit par l’oncle, d’après les souvenirs qu’il garde de la période où, jeune enfant, il n’était pas encore atteint de cécité. Dans le premier tableau, Pei-Ming s’attache au traitement d’un genre classique de l’histoire de l’art, le portrait d’après modèle. La nuance apportée par le peintre est qu’ici, paradoxalement, le visage ne nous regarde pas. Il n’y a donc pas d’échange visuel entre le spectateur et le tableau. La peinture demeure enfermée dans un mutisme profond et, finalement, ne nous délivre qu’une surface dénuée de la profondeur généralement créée par le regard du modèle représenté. Ici, Yan Pei-Ming joue sur une notion antique affirmant le côté visionnaire de l’aveugle. L’aveugle voit toujours mieux que le voyant. La perspicacité et la sagesse sont une forme symbolique de ce type de personnage.
A l’inverse, le second tableau, intitulé Homme invisible, ne nous montre qu’une bribe de souvenir lointain décrit par l’oncle aveugle de Pei-Ming. Le visage est noyé dans la brume d’une mémoire ne sachant plus tout à fait ce que peuvent être les expressions visuelles d’un visage. Alors que le premier tableau ne pouvait échanger son regard avec le nôtre, la deuxième peinture, au contraire, nous voit sans que nous puissions le faire nous-même. Etre face à l’homme invisible, c’est être face au déclin de la mémoire, c’est être confronté à l’incapacité de préciser ce que nous avons face à nous. L’homme invisible peut également renvoyer à notre propre incapacité à nous voir nous même tel que nous sommes. Il évoque la phrase de Jean-Paul Sartre écrivant « je me vois, je me vois me voir, je me vois me voyant me voir, mais je ne parviens pas à être à la fois celui qui voit et celui qui est vu ».
Ce diptyque, apparemment ancré dans une simple préoccupation familiale et intime, marque en réalité l’engagement politique de Yan Pei-Ming qui, jusqu’à l’âge de 18 ans, vivait à Pékin et était l’un des peintres officiels de Mao. Exilé en France, il décide de consacrer sa pratique picturale à la réalisation de portraits qui représentent Mao, son père ou des membres de sa famille, ou encore des anonymes. Oncle aveugle et Homme invisible sont une forme de dénonciation politique. L’aveuglement de l’oncle symbolise l’aveuglement général de tout un peuple face à la dictature. L’invisibilité, quant à elle, est la conséquence directe de l’aveuglement : celui qui se voile la face et refuse la vérité perd sa présence au monde, il devient invisible parce qu’il ne revendique plus son droit à la liberté, parce qu’il ne résiste plus.
Jean-Charles Vergne
¹ Yan Pei-Ming, entretien avec Hou Hanru, « Le plaisir du texte ou Qigong, entretiens avec six artistes chinois », in Hsiungshih Art Monthly n°4, 1993, Taïwan.