Camille SAINT-JACQUES

Né en France en 1956 - Vit en France

Depuis sa première exposition à la fin des années 1980, Camille Saint-Jacques a utilisé toutes les techniques et l’on pourrait dire tous les styles. Des peintures sur toile du début, aux tableaux de perle ou à ceux de bois en bas-relief en passant par la sérigraphie ou des pièces sonores, la pratique de cet artiste est heureusement polymorphe, invoquant généreusement des artistes du passé comme Katsushika Hokusai, Grant Wood, William Hogarth ou José Guadalupe Posada avec un refus de l’expressionnisme et de ses contentements égotiques au profit de l’utilisation de thèmes pensés comme universalistes où le langage est souvent au centre et la narration souvent présente par l’intermédiaire de personnages fictionnels emblématiques et symboliques (Mister Nobody, Moonboy, l’Imagicien…). Cette pratique artistique est prolongée par une activité théorique et militante pour essayer de changer ne serait-ce qu’un peu la parole sur l’art, ses modes de diffusion et les entreprises souvent partisanes de légitimation que ce soit avec la création de revues comme Le Journal des expositions ou Post, des créations de structures d’expositions comme L’Atelier parisien ou la création de collections chez différents éditeurs comme Autrement, Max Milo ou Lienart… entreprenant de réfléchir sur l’art à partir des sciences humaines et de thématiques souvent inattendues comme le geste de l’ouvrier, le maquillage ou l’esthétique de la poussière.

Depuis maintenant plus d’une dizaine d’années, si la part théorique est toujours là, les moyens plastiques se sont réduits et l’artiste a fini par se concentrer sur le dessin et la peinture sur papier dans une volonté de réduction liée à une économie de la pratique. Il s’agit de faire un travail qui ne coûte rien, demande juste un coin de pièce pour être fait et quelques euros de matériel – ce vœu de pauvreté est un refus éthique du statut traditionnel de l’artiste et Camille Saint-Jacques tient à rester en marge dans le milieu de l’art. Les dernières œuvres, quoique de grand format, sont faites sur des feuilles ajointées et l’ensemble peut aisément être replié et rangé sous un lit. Sur ces grandes feuilles, Camille Saint-Jacques peint d’abord un cadre dans la feuille laissant apparaître une marge blanche autour d’elle, c’est dans ce cadre, figure du tableau mais non tableau, que l’image va s’imposer. Des images faites à l’aquarelle, moyen pauvre, léger et somptueux que Camille Saint-Jacques utilise avec une préparation au « drawing gum » – qui est une gomme que l’on peut enlever et qui laisse en réserve la partie de la feuille qui en a été recouverte. Quant aux images elles-mêmes, elles sont simples : la flaque d’eau formée par la pluie qui s’est accumulée dans un trou formé par les jeux des enfants dans le jardin du pavillon de banlieue, le ciel et ses modulations vues par la lucarne de la petite chambre dans laquelle Camille Saint-Jacques peignait jusqu’il y a encore très peu de temps ou, parfois, quelques portraits d’amis. Camille Saint-Jacques évoque souvent, à propos de ces thématiques, l’exemple de John Constable : « Mon art limité et particulier se trouve au pied de chaque haie et dans chaque chemin de campagne, là où par conséquent, personne ne pense qu’il vaut la peine d’aller le ramasser1… »

L’œuvre du FRAC intitulée LIII 364, Cuyahoga Mist tire son origine d’une rivière vue dans les environs de Cleveland où l’artiste passe une partie de ses vacances d’été : « c’est une eau limoneuse, lisse ici, bouillonnante ailleurs (…) chaque fois que je la regarde, je m’attends à y découvrir quelque vie végétale, animale ou humaine (…) Non pas une eau pour irriguer, pour laver ou pour jaillir, mais une eau pour noyer2. » et cette image s’est, toujours selon ses propres mots, pulvérisée pendant qu’il la peignait, d’où la titre – qui signifie brouillard de Cuyahoga –, brouillard somptueux de taches irisées sur lesquelles flottent quelques pulvérisations semblables à des feux follets ou à des émanations gazeuses dans une peinture liquide et sans repère qui évoque autant les nymphéas de Claude Monet qu’une lointaine réminiscence de la peinture de Jackson Pollock à laquelle le titre de la peinture fait écho – Lavender Mist, Number 1 de 1950. Signalons, enfin que le LIII 364 qui précède le titre est, en chiffres romains, l’âge à laquelle Camille Saint-Jacques a exécuté la pièce suivi, en chiffres arabes, du nombre de jours depuis son dernier anniversaire. Signes qui « originent » l’œuvre dans un nom, dans un temps qui n’est pas abstrait mais qui est celui de l’artiste et dans un travail effectif renvoyant à sa propre vie et non à une manière abstraite de compter le temps comme ce qui importe c’est, comme il le dit lui-même, « ce que l’œuvre témoigne comme temps de vie ».

Eric Suchère

1 Cité par Pierre Wat dans Constable, entre ciel et terre, Paris, Herscher, 1995, p. 7.
2 Camille Saint-Jacques, Les Journées, Montbéliard et Montreuil-sous-Bois, Le 19 et Lienart, 2011, p. 118.

 

 

À propos de LX 14, Belgo Road :

Camille Saint-Jacques a choisi de restreindre la presque totalité de sa pratique à l’aquarelle, appliquée sur des feuilles de papier Ingres qu’il aboute les unes aux autres et qu’il plie pour les ranger sans encombrement, sans que soit nécessaire un stockage complexe. Les peintures naissent dans le salon du pavillon familial de Colombes, en région parisienne. Peindre dans le salon, regarder le jardin par la fenêtre, sa végétation, les flaques d’eau après la pluie, et représenter cela, juste cela : l’eau calme, les variations du ciel, l’air changeant, la lumière et ses modulations saisonnières. Ne représenter que cela et nommer par un titre dont les chiffres romains indiquent l’âge du peintre suivis du nombre en chiffres arabes pour les jours écoulés depuis son dernier anniversaire. Les peintures témoignent du temps qui passe, ne nécessitant qu’une imprégnation attentive pour l’évidence d’une poésie immédiate. Les surfaces sont ajourées par de la drawing gum appliquée en constellations, ôtée à la toute fin, dévoilant le blanc du papier, offrant à la matière première la valeur d’un motif scintillant, la finesse d’un éclat floral ou d’une infime diffraction solaire. Les sujets sont bordés par un cadre d’aquarelle qui dessine un tableau dans le tableau, fenêtre impossible diffractant ombres et lumière selon des incidences contradictoires, dans un renversement optique. LX 14, Belgo Road fut réalisée au retour des vacances en famille dans le Connecticut : le ciel et les fleurs, l’eau et la végétation se sont superposés comme dimensions inséparables de la contemplation. La maison se situe sur Belgo Road, près de Lakeville, la piscine du jardin est bordée de pins et d’hortensias blancs. Flottant sur le dos à la surface de l’eau, le peintre a ressenti l’imperceptible rotation de la planète, comme suspendu en lévitation dans un caisson sensoriel. Les yeux ont fixé le ciel et les arbres, les fleurs et l’air : le ciel s’est mêlé à l’eau devenue ciel, les fleurs sont devenues l’eau devenue fleurs, les étoiles sont devenues les fleurs qui sont des étoiles… Les espaces se sont embrassés les uns aux autres, enlacés par la lumière comme s’enlace la lumière sur l’impossible cadre qui borde la peinture. L’œuvre est peinte sur un papier au format Grand Monde1 : le monde dans sa grandeur.

Jean-Charles Vergne

1– Le format Grand Monde correspond à des feuilles de papier mesurant 90 × 126 cm.